Pour Sun Tzu, le renseignement militaire constituait la clé de voûte de la victoire : « Il est de règle, tant pour monter une attaque, s’emparer d’une ville ou assassiner un ennemi, de se renseigner au préalable sur l’identité du général responsable, des membres de sa suite, des chambellans, des portiers, des secrétaires, et de s’assurer que les espions en soient toujours parfaitement informés » (chapitre 13).
Cette affirmation du renseignement comme élément capital des opérations militaires n’a pourtant rien d’une évidence. Nous avions vu dans un précédent article que Sun Tzu et Clausewitz avaient deux visions radicalement opposées du renseignement. Sun Tzu, premier penseur de la guerre, se pose donc bien comme père du renseignement militaire.
Tout lecteur de L’Art de la guerre se souviendra, à n’en pas douter, du dernier chapitre, entièrement consacré aux espions. Pour Sun Tzu, l’usage des agents infiltrés en territoire ennemi relève en effet de l’obligation :
« Un prince avisé et un brillant capitaine sortent toujours victorieux de leurs campagnes et se couvrent d’une gloire qui éclipse leurs rivaux grâce à leur capacité de prévision. Or la prévision ne vient ni des esprits ni des dieux ; elle n’est pas tirée de l’analogie avec le passé pas plus qu’elle n’est le fruit des conjectures. Elle provient uniquement des renseignements obtenus auprès de ceux qui connaissent la situation de l’adversaire. » (Chapitre 13)
Si, à l’instar de la plupart des taxinomies établies par Sun Tzu, la classification des espions proposée dans L’Art de la guerre a vieilli et ne présente aujourd’hui plus guère d’intérêt, l’essence de la réflexion livrée sur le sujet demeure en revanche d’une pertinence étonnante. Ainsi, les espions sont-ils considérés comme des êtres véritablement à part sur lesquels l’attention du général doit constamment être portée :
« Dans une armée, personne n’entretient de rapports aussi intimes avec le commandement que les espions, personne ne reçoit des gratifications aussi élevées que les espions, personne n’a accès à des affaires aussi secrètes que les espions. » (Chapitre 13)
La capacité à recruter de bons espions constitue dès lors une véritable qualité du chef des armées :
« Seul un souverain avisé et un habile général sont capables de recruter leurs espions chez des hommes à l’intelligence supérieure, de sorte qu’ils accomplissent des exploits, tant il est vrai que leur rôle est essentiel et que sur eux reposent les mouvements d’une armée. » (Chapitre 13)
Mais le besoin en renseignement du chef militaire ne se restreint pas à la connaissance de l’adversaire et de sa manœuvre : Sun Tzu insiste ainsi également sur la nécessité d’étudier finement la météo :
« La guerre est subordonnée à cinq facteurs […] le second est le climat […]. » (Chapitre 1)
… ainsi que le terrain :
« Être fixé sur l’absence de capacités défensives adverses et sur ses propres possibilités offensives, sans savoir que le terrain ne se prête pas à l’engagement, c’est […] n’avoir entre les mains que la moitié de la victoire. » (Chapitre 1)
D’ailleurs, alors qu’il est bien connu que L’art de la guerre consacre un chapitre entier aux espions, on oublie parfois que ce sont deux chapitres complets qui sont dédiés à l’étude du terrain ! Cette connaissance est en effet d’une telle importance aux yeux de Sun Tzu qu’elle peut à elle seule supplanter la puissance d’une armée :
« L’habile homme de guerre s’appuie sur la position stratégique et non sur des qualités personnelles. » (Chapitre 5)
Pour cela, d’autres capteurs humains sont à mettre en œuvre : les éclaireurs. Ces derniers, en fournissant une information d’intérêt plus immédiat, témoignent également de cette démarche de recherche active du renseignement :
« Qui ne sait recourir aux éclaireurs sera incapable de tirer parti des avantages du terrain. » (Chapitre 11)
Sun Tzu ne traitait-il donc que de ROHUM (renseignement d’origine humaine) ?
Oui et non. Le stratège chinois évoquait également d’autres procédés, issus de la manœuvre-même (reconnaissances, coups de sonde, etc.) pour acquérir cette connaissance de l’adversaire :
« Examinez les plans de l’ennemi pour en connaître les mérites et démérites ; poussez-le à l’action pour découvrir les principes de ses mouvements ; forcez-le à dévoiler son dispositif afin de déterminer si la position est avantageuse ou non ; harcelez-le afin de repérer ses points forts et ses points faibles. » (Chapitre 6)
Ces procédés seraient plutôt aujourd’hui ceux mis en œuvre à différents niveaux tactiques par les unités sur le terrain, comme le 2e régiment de hussards. Mais il s’agit là encore de ROHUM.
Naturellement, s’il ne pouvait être question dans L’Art de la guerre de ROEM (renseignement d’origine électromagnétique), ROIM (renseignement d’origine image) ou autre ROC (renseignement d’origine cyber), l’idée maîtresse à retenir est qu’il est indispensable d’obtenir la bonne information. Ainsi, loin de se restreindre au seul chapitre sur les espions, toute la pensée de L’Art de la guerre est innervée par cette injonction de chercher à acquérir le renseignement, par quelque moyen que ce soit.
C’est là une des prouesses du traité de Sun Tzu, qui en fait un texte ayant conservé une étonnante modernité près de 25 siècles après sa composition : L’Art de la guerre réussit le tour de force de livrer des préceptes suffisamment peu adhérents à leur époque et leur culture militaire pour pouvoir être lus de façon intemporelle, et même permettre leur transposition à de nombreux autres domaines que celui du strict conflit armé ! Sun Tzu n’a pour autant pas livré une pensée ésotérique qui nécessiterait un travail d’interprétation pour être applicable concrètement : ses préceptes sont bien concrets, et parlent de la façon de conduire les guerres.
Source de l’image : Ministère des armées