Nous avons vu que L’art de la guerre enjoignait une planification la plus minutieuse possible. Sun Tzu va-t-il plus loin dans son idée ?
Revenons sur une maxime :
« La victoire est certaine quand les supputations élaborées dans le temple ancestral avant l’ouverture des hostilités donnent un avantage dans la plupart des domaines ; dans le cas contraire, si on ne l’emporte que dans quelques-uns, on va au-devant d’une défaite. » (chapitre 1)
Cette phrase est sujette à interprétation : on pourrait en effet envisager que Sun Tzu fait preuve d’une formidable modernité en prescrivant d’imaginer toutes les situations susceptibles de se produire. Cette interprétation se trouve confortée par la traduction que donne Alexis Lavis du même passage :
« Celui qui, en amont des batailles, a su développer le plus grand nombre de stratégies victorieuses sera assurément le vainqueur. Il saura parer et même anticiper tout revirement de situation. Celui qui est incapable d’élaborer un grand nombre de plans différents pour vaincre risque fort d’essuyer une défaite. Que dire de celui qui n’a rien préparé ! C’est dans la chambre du stratège qu’une guerre est gagnée ou perdue. Sur le champ de bataille, il est déjà trop tard. En observant cela, je sais toujours à l’avance le résultat du combat. »
Tout comme James Trapp :
« Un chef victorieux pense à toutes les éventualités avant la bataille ; un chef défait ne pense qu’à quelques-unes. Beaucoup de stratagèmes présagent la victoire, quelques-uns, la défaite, aucun, le désastre. Par ces considérations, je peux prévoir qui sera victorieux et qui sera vaincu. »
Si cette interprétation était la bonne, Sun Tzu pourrait être considéré comme l’inventeur des plans de manœuvre[1]. L’art de la guerre préconiserait en effet de réfléchir et planifier en amont un maximum de scénarios possibles, de « cas non conformes ». Ainsi, même si l’adversaire (ou soi-même, ou un autre acteur, ou l’environnement naturel) ne se comporte pas exactement de la façon prévue, tout le processus de réflexion aura déjà été amorcé, et la boucle de décision s’en trouvera grandement réduite. En outre, cet exercice aura été particulièrement sain en ce qu’il aura permis d’être sûr de ne pas avoir laissé passer de scénario peu probable mais mortel (auquel cas le plan principal aurait alors été revu pour intégrer le moyen de contrer ce scénario).
Il s’agit donc d’imaginer l’imprévu et d’anticiper les décisions à prendre pour y faire face.
D’ailleurs, Sun Tzu ne parsème-t-il pas son traité de recommandations visant à envisager tous les cas possibles, telles :
« S’il se concentre, défendez-vous ; s’il est fort, évitez-le. » (chapitre 1)
…tout en gardant cependant à l’esprit qu’il ne peut y avoir de réaction strictement mécanique : il faudra toujours recréer une solution adaptée au nouveau problème qui se pose :
« C’est ainsi qu’un général ne cherche pas à rééditer ses exploits, mais s’emploie à répondre par son dispositif à l’infinie variété des circonstances. » (chapitre 6)
Toutefois, pour séduisante que soit l’idée que Sun Tzu ait imaginé la notion de cas non conformes, il n’est pas certain qu’elle soit juste !
En effet, la plupart des autres traducteurs lisent dans ce passage la nécessité du calcul pour évaluer les forces et faiblesses de chaque camp (« Si le général fait beaucoup de calculs, il sera vainqueur »). Et cette interprétation pourra également être vue dans la traduction de Jean Lévi, que nous invitons à relire ici sous cet angle :
« La victoire est certaine quand les supputations élaborées dans le temple ancestral avant l’ouverture des hostilités donnent un avantage dans la plupart des domaines ; dans le cas contraire, si on ne l’emporte que dans quelques-uns, on va au-devant d’une défaite. » (chapitre 1)
Les « domaines » évoqués par Sun Tzu seraient ainsi ceux qu’il évoque quelques paragraphes avant, comme les questions à se poser pour « déterminer à coup sûr le camp qui détient la victoire » :
« Qui a les meilleures institutions ? Qui a le meilleur général ? Qui a les conditions climatiques et géographiques les plus favorables ? Qui a la meilleure discipline ? Qui a l’armée la plus puissante et les soldats les mieux aguerris ? Qui possède le système de récompenses et de châtiments le plus efficace ? » (chapitre 1)
Quoi qu’il en soit, pour reboucler avec le billet sur la réactivé, cette dernière notion présente deux facettes : celle où l’on est réellement surpris, et celle où l’on a anticipé le grain de sable. Même si Sun Tzu ne l’explicite pas clairement, inutile de préciser celle qui a sa préférence…
[1] Le plan de manœuvre cherche à anticiper toutes les situations pouvant survenir sur le champ de bataille, favorables ou défavorables, autres que celles censées se dérouler avec le plus de probabilité et prévues dans « le plan ». Il s’agit d’une réflexion à froid sur les risques et opportunités susceptibles de se présenter, et la réponse à y apporter.
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