L’art de la guerre ne présente pas un style unique. Si nous avions recensé dans le billet Qui parle ? les multiples formulations employées par Sun Tzu pour exposer ses préceptes, nous allons voir ici que d’autres aspects donnent au traité une impression de patchwork littéraire.
Pour commencer, constatons que si le style général du traité est globalement déclamatoire, quelques passages sont exposés dans un style narratif, tranchant avec le reste du texte :
« Quel indescriptible tohu-bohu ! Comme le combat est confus ! et cependant rien ne peut semer le désordre dans leurs rangs. Quel chaos ! quel méli-mélo ! ils sont repliés sur eux-mêmes comme une boule, et pourtant nul ne peut venir à bout de leur disposition. » (chapitre 5)
De même, quelques envolées lyriques surgissent par endroits :
« Qui excelle à la défensive se cache au plus profond des neuf replis de la Terre ; qui excelle à l’offensive se meut au-dessus des neuf étages du Ciel. » (chapitre 4)
« Une armée victorieuse est comme un poids d’une livre face à une once, une armée vaincue est une once face à une livre. Si les soldats d’une troupe victorieuse ont la puissance d’une chute d’eau tombant d’une hauteur de mille toises, ils la doivent à l’effet de leurs formations. » (chapitre 4)
« Qui sait user des moyens extraordinaires est infini comme le Ciel et la Terre, inépuisable comme l’eau des grands fleuves. Il est le Soleil et la Lune qui disparaissent et réapparaissent tour à tour, il est le cycle des saisons qui expirent et renaissent en une ronde sans fin » (chapitre 5)
« Une armée doit être preste comme le vent, majestueuse comme la forêt, dévorante comme la flamme, inébranlable comme la montagne ; insaisissable comme une ombre, elle frappe avec la soudaineté de la foudre. » (chapitre 7)
Cette impression poétique peut également résulter de l’usage de références historiques ou culturelles :
« Une fois jetés dans la mêlée, [les hommes] se battent avec la bravoure des Tchou et des Kouei. L’armée de l’habile chef de guerre est semblable au grand serpent du mont Heng, le Chouai-jan : quand on attaque sa tête, on rencontre sa queue ; quand on attaque sa queue, on rencontre sa tête ; quand on attaque son ventre, la tête et la queue se portent à son secours. Si l’on me demande si un général peut faire en sorte que ses troupes réagissent comme le Chouaijan, je répondrai oui. En effet, bien que les gens de Yue et de Wou se détestent, si, traversant le fleuve Bleu sur le même bateau, ils sont pris dans une tempête, ils coopéreront aussi étroitement que la main droite et la main gauche. » (chapitre 11)
Sun Tzu, fidèle au style littéraire de son époque, dresse abondamment des recettes sous forme de listes :
« On attire l’ennemi par la perspective d’un avantage ; on l’écarté par la crainte d’un dommage. L’ennemi est-il dispos, je le fatigue ; est-il repu, je l’affame ; est-il à l’arrêt, je le contrains au mouvement. Je surgis là où il ne peut m’atteindre, je le frappe à l’improviste. » (chapitre 6)
« Un terrain peut être accessible, scabreux, neutralisant, resserré, accidenté ou lointain. » (chapitre 10)
« Une armée peut connaître la fuite, le relâchement, l’enlisement, l’écroulement, le désordre, la déroute. Ces six malheurs ne tombent pas du Ciel mais proviennent d’une erreur du commandement. » (chapitre 10)
« II existe cinq sortes d’attaque par le feu. On peut incendier les personnes, les vivres, les chariots, les arsenaux et les infrastructures. » (chapitre 12)
« Il existe cinq sortes d’agents : les agents indigènes, les agents intérieurs, les agents retournés, les agents sacrifiés, les agents préservés. » (chapitre 13)
Notons que si cette présentation sous forme de listes se développe aujourd’hui de plus en plus dans l’entreprise (probablement sous l’impulsion des puces PowerPoint), la plupart des traducteurs optent pour un rendu plus littéraire des propos de Sun Tzu en formant des phrases complètes. Cette option n’est cependant pas retenue par tous les traducteurs, qui préfèrent parfois conserver la structure de liste, plus fidèle au style suntzéen, tel le père Amiot et ses avatars, ou Alexis Lavis :
« Si, après des marches et contremarches, vous avez parcouru plus de mille li sans avoir rencontré l’ennemi, vous pouvez en conclure :
– qu’il est absent ;
– qu’il n’a pas anticipé votre stratégie, et ne se méfie pas ;
– qu’il a peur de vous ;
– qu’il laisse sans garde ses avant-postes. Evitez vous-même de tomber dans un pareil défaut. » (chapitre 6, traduction du père Amiot / version de Gabriel Lechevallier)
Observons ensuite que L’art de la guerre est empli de répétitions, donnant bien souvent une impression de déjà vu, difficilement explicable compte tenu de l’aspect totalement éclaté des idées :
« Qui ignore les objectifs stratégiques des autres princes ne peut conclure d’alliance. Qui ignore la nature du terrain – montueux ou boisé, accidenté ou marécageux – ne pourra faire avancer ses troupes ; qui ne sait faire usage d’éclaireurs sera dans l’incapacité de profiter des avantages topographiques. » (chapitre 7)
« Qui omet de se tenir au courant des menées des seigneurs ne pourra devancer leurs alliances. Qui ignore la nature du terrain – montagneux ou boisé, accidenté ou marécageux – sera bien en peine de conduire une armée ; qui ne sait recourir aux éclaireurs sera incapable de tirer parti des avantages du terrain. » (chapitre 11)
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« C’est pourquoi il est dit : « Qui connaît l’autre et se connaît, en cent combats ne sera point défait ; qui ne connaît l’autre mais se connaît, sera vainqueur une fois sur deux ; qui ne connaît pas plus l’autre qu’il ne se connaît sera toujours défait. » » (chapitre 3)
« C’est pourquoi il est dit : « Qui connaît l’autre et se connaît ne sera point défait. […] Etre fixé sur ses propres capacités offensives, sans s’aviser du potentiel défensif adverse, c’est réduire ses chances de victoire de moitié. » (chapitre 10)
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« [Si l’ennemi est] dispos, fatiguez-le ; uni, semez la discorde. Attaquez là où il ne vous attend pas ; surgissez toujours à l’improviste. » (chapitre 1)
« L’ennemi est-il dispos, je le fatigue ; est-il repu, je l’affame ; est-il à l’arrêt, je le contrains au mouvement. Je surgis là où il ne peut m’atteindre, je le frappe à l’improviste. » (chapitre 6)
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« Les troupes opèrent leur jonction avec les forces alliées à un carrefour de communication. Le bon général ne s’attarde pas en terrain isolé, monte des plans là où il risque l’encerclement et livre combat sur les terres mortelles. » (chapitre 8)
« Faites votre jonction en terrain de communication ; pillez en terrain de diligence ; passez votre chemin en terrain de piège ; montez des plans en terrain d’encerclement ; livrez bataille en terrain d’anéantissement. » (chapitre 11)
La raison de cette absence d’unicité de style est connue : L’art de la guerre n’est probablement pas l’œuvre d’un seul homme, mais serait, pour reprendre l’expression de Jean Lévi, la résultante d’une longue sédimentation de la réflexion stratégique chinoise[1].
[1] Sun Tzu, L’art de la guerre, traduction de Jean Lévi, p. 8, Nouveau Monde, 2010.
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