La ruse et la force

La ruse et la force, de J.-V. Holeindre

Billet inattendu : l’ouvrage dont il va être question ici ne parle quasiment pas de Sun Tzu. Mais il traite d’une des grandes thématiques suntzéennes : la ruse. Pourquoi, alors, Sun Tzu n’y est-il pas évoqué ? Parce que le sujet exact de l’ouvrage est l’histoire de la perception de la ruse en Occident.

Jean-Vincent Holeindre est directeur scientifique à l’IRSEM, l’Institut de Recherches Stratégique de l’École Militaire (le think tank du ministère français de la défense). Sur 464 pages, son ouvrage est une version retravaillée et enrichie d’une thèse soutenue en 2010. Le résultat est un texte limpide, grouillants de faits et d’analyses plus intéressantes les unes que les autres. Tout en se posant comme une somme sur le sujet, l’écriture reste de bout en bout très agréable, et la structure en chapitres bien circonscrits autorise un papillonnage au gré des centres d’intérêts de chacun.

Pas question ici de comparaison entre les modèles chinois et occidentaux, comme a pu le faire François Jullien dans son Traité de l’efficacité. Et pour cause : l’auteur cherche justement à déconstruire cette notion de « modèle occidental » dont la ruse serait exclue. La démonstration est clairement exposée : « Nous montrerons ce que la stratégie, dans le monde occidental, doit à la ruse, l’idée étant d’écrire sur la longue durée une histoire dialectique et généalogique de ses relations avec la force. Le choix d’une approche focalisée sur les sources « occidentales », plutôt qu’une histoire globale, connectée ou comparée, tient précisément aux enjeux épistémologiques de notre recherche : la thèse du modèle occidental de la guerre doit être contestée sur son terrain même, par le dépouillement de sources de première main. »

Tout au long de sa démonstration, chronologique, l’auteur utilise deux figures comme méthode paradigmatique[1] : Achille, qui doit ses victoires à sa seule force, et Ulysse, qui compense ses faiblesses par son intelligence et ses stratagèmes.

J.-V. Holeindre mentionne que la ruse peut aujourd’hui être perçue comme un « orientalisme » militaire et stratégique. Nous pourrions appuyer ce propos en précisant que depuis que Sun Tzu a véritablement été popularisé en Occident grâce à la traduction anglaise de Samuel Griffith en 1963, le monde militaire timidement, mais surtout le monde civil massivement, n’hésite désormais plus à citer le stratège chinois dès lors qu’il s’agit de justifier le bien-fondé d’une action basée sur la duperie.

Si l’auteur évoque bien l’importance de ce procédé pour les guérillas, nous pourrions préciser le cas particulier de l’Amérique latine qui a vraiment consacré la ruse comme un des principes de la guerre à partir des années 60.

Sun Tzu est tout de même cité, furtivement, en deux occasions : lorsqu’est évoquée la pensée de Liddell Hart (l’intérêt du stratégiste britannique pour L’Art de la guerre a maintes fois été exposé à travers ce blog) et lors de la parution de la traduction du père Amiot en 1772.

Concernant ce dernier point, nous pouvons remarquer que bien que le père Amiot ait abondamment déformé la pensée de Sun Tzu dans sa traduction, il a néanmoins conservé l’idée de l’importance du recours à la ruse. Toutefois, pour ce sujet comme pour les autres, il est impressionnant de voir combien la « traduction » du père Amiot allait au-delà de ce qu’écrivait réellement Sun Tzu. Ainsi, la simple phrase du chapitre 8 « On contraint les princes par la menace, on les enrôle par des projets, on les fait accourir par des promesses. » (traduction de Jean Lévi) se retrouvait « traduite » par le père Amiot :

« N’oubliez rien pour lui débaucher ce qu’il y aura de mieux dans son parti ; offres, présents, caresses, que rien ne soit omis ; trompez même s’il le faut ; engagez les gens d’honneur qui sont chez lui à des actions honteuses indignes de leur réputation, à des actions dont ils aient lieu de rougir quand elles feront sues, et ne manquez pas de les faire divulguer.

Entretenez des liaisons secrètes avec ce qu’il y a de plus vicieux chez les ennemis ; servez-vous-en pour aller à vos fins, en leur joignant d’autres vicieux.

Traversez leur gouvernement, semez la dissension parmi leurs chefs, fournissez des sujets de colère aux uns contre les autres, faites les murmurer contre leurs officiers, ameutez les officiers subalternes contre leurs supérieurs ; faites en sorte qu’ils manquent de vivres et de munitions, répandez parmi eux quelques airs d’une musique voluptueuse qui leur amollisse le cœur ; envoyez-leur des femmes pour achever de les corrompre, tâchez qu’ils sortent lorsqu’il faudra qu’ils soient dans leur camp, et qu’ils soient tranquilles dans leur camp lorsqu’il faudrait qu’ils tinssent la campagne ; faites-leur donner sans cesse de fausses alarmes et de faux avis ; engagez dans vos intérêts les gouverneurs de leurs provinces : voilà à peu près ce que vous devez faire, si vous voulez tromper par l’adresse et par la ruse. »

Pour mémoire, nous avions présenté les raisons de cette grande liberté de traduction dans notre billet Des raisons de l’imposture du père Amiot.

Fidèle aux conceptions de l’Église, le père Amiot se montrait très vindicatif vis-à-vis de toute forme de ruse :

« Il n’est pas nécessaire que je dise ici que je désapprouve tout ce que dit l’auteur à l’occasion des artifices et des ruses. Cette politique, mauvaise en elle-même, ne doit avoir aucun lieu parmi des troupes bien réglées. »

J.-V. Holeindre consacre un chapitre complet à exposer comment le christianisme en est venu à considérer que la ruse et la tromperie étaient des armes spécifiques à Satan. Pourquoi, alors, le père Amiot s’est-il intéressé à Sun Tzu ? Comme il le dira lui-même, « J’ai entrepris un travail si contraire à mon goût, et si éloigné de l’objet de ma profession, [principalement parce que j’y trouvais utilité] ». Cette utilité, c’était l’apprentissage de la langue mandchoue : « On apprend à s’exprimer en latin, naturellement et avec délicatesse, en lisant les Commentaires de César : pourquoi n’apprendrait-on pas à bien parler tartare en étudiant dans des Commentaires faits pour former des Césars mandchous ? » En outre, le ministre d’État Henri Bertin avec lequel il était en correspondance lui avait signifié « qu’en France, on était curieux d’avoir des connaissances sur la Milice Chinoise ». Le jésuite se mit donc à la tâche.

Le traité de Sun Tzu évoquant abondamment la ruse, il est intéressant d’observer comment cet aspect particulier du système suntzéen a attiré l’attention des lecteurs français. J.-V. Holeindre consacre une longue étude à Jacques de Chastenet (1656- 1743), marquis de Puységur. Nous connaissons bien ce nom, car son petit-fils, Armand Marie Jacques de Chastenet (1751-1825), lui aussi marquis de Puységur, fut le seul véritable commentateur du traité lors de sa parution en français en 1772[2]. Toutefois, si le marquis s’exprimait bien sur certains concepts contenus dans Les treize articles[3], il n’a en revanche aucunement réagi aux parties relatives à la ruse.

Le personnage de Joly de Maizeroy (1719-1780) est également largement évoqué par J.-V. Holeindre. Le théoricien militaire avait écrit que « les Orientaux, peu versés dans la tactique, sont peut-être de tous les peuples ceux qui entendent le mieux l’art de dresser des stratagèmes, soit qu’ils cherchent à suppléer par là au défaut de leur ordonnance, ou que leur esprit naturellement fin et subtil leur suggère. » Ce passage provient d’un court texte paru en 1765 intitulé Traité sur les stratagèmes permis à la guerre. 1765 : 2 ans avant que L’Art militaire des chinois du père Amiot arrive de Chine, et 7 ans avant qu’il soit finalement publié par l’orientaliste Joseph de Guignes. Comment, dès lors, Joly de Maizeroy pouvait-il avoir connaissance des arts militaires chinois ? Tout simplement parce que si, en cette seconde moitié du XVIIIe siècle, l’intérêt de la France pour la Chine avait pratiquement disparu, il n’en avait pas toujours été ainsi : Louis XIV avait tissé des liens avec son homologue chinois, et les ambassades jésuites avaient été financées par la couronne de France.

Pour conclure, rappelons que le tout dernier commentaire livré par le père Amiot dans sa traduction du traité de Sun Tzu laissait entendre que tous les Chinois ne recourraient pas forcément à ce vil procédé qu’était la ruse :

« La plupart des maximes qui sont répandues dans cet article des divisions[4], sont condamnables, comme contraires à la probité et aux autres vertus morales dont les Chinois eux-mêmes sont profession ; mais ces mêmes Chinois se croient tout permis, quand il s’agit d’opprimer des ennemis qu’ils regardent comme des rebelles. Cependant ils ne sont pas tous du même avis à cet égard. »

En effet, si les Chinois ont, sur toute leur histoire, eu un rapport à la ruse globalement plus décomplexé que les Occidentaux, cela n’a pas empêché certains courants philosophiques de la condamner, et au premier rang d’entre eux le confucianisme. Pour ce dernier, l’usage du mensonge, même restreint à la guerre, était (et reste) farouchement condamné ; la « fourberie » était dénoncée comme indigne de « l’honnête homme » et du bon souverain. L’usage de la vertu devait permettre d’en faire l’économie : le prince véritablement sage pouvait, selon les confucéens, soumettre tous les peuples par le seul exemple qu’il donnait de la charité et de la justice, subjuguant ses adversaires sans verser une goutte de sang. Cela explique d’ailleurs pourquoi le livre des 36 stratagèmes, entièrement consacré aux ruses, fut condamné par les lettrés confucianistes pour son « amoralisme ».

Jean-Vincent Holeindre, La ruse et la force, éditions Perrin, février 2017, 24 €.


[1] Le terme de « méthode paradigmatique » provient d’Emmanuel Lévinas, qui le définit comme « les possibilités de signifier à partir d’un objet concret libéré de son histoire ».

[2] En 1772, Les Éphémérides du citoyen, publièrent une critique extrêmement détaillée de 43 pages d’un « correspondant anonyme ». Ce texte fut repris à l’identique l’année suivante dans l’ouvrage signé du colonel Saint-Maurice de Saint-Leu intitulé État actuel de l’art et de la science militaire à la Chine. L’auteur du texte était alors présenté comme « un officier général » (Puységur n’était en réalité encore que capitaine). En 1782, le père Amiot révéla l’identité de ce mystérieux auteur en reprenant son texte en préliminaire de sa réédition dans le cadre du septième tome des Mémoires concernant l’histoire, les sciences, les arts, les mœurs, les usages, etc. des Chinois par les missionnaires de Pé-kin.

[3] Le marquis de Puységur prenait en effet parfois position sur les idées exposées par le stratège chinois (du moins dans la traduction qu’en a donnée le père Amiot). Par exemple, concernant la responsabilité totale qui doit incomber au général dans le déroulement de la bataille : « On a parfois suivi, en partie, cette maxime en Europe ; et peut-être serait-il avantageux chez les Nations où il y aurait un Tribunal de guerre, que tout Général d’armée y fût jugé à la fin des campagnes. »

[4] Le père Amiot fait ici référence au treizième et dernier chapitre du traité, sur l’espionnage, dont il avait traduit le titre par « De la manière d’employer les dissensions et de mettre la discorde ».

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