Nous avons vu dans le billet précédent que le général devait penser son action de façon à préserver le secret sur ses intentions. Mais une autre forme de dissimulation est évoquée dans L’art de la guerre : celle à avoir vis-à-vis de ses propres troupes :
« Un général se doit d’être impavide pour garder ses secrets […]. Il lui incombe d’obstruer les yeux et les oreilles de ses hommes pour les tenir dans l’ignorance. » (chapitre 11)
Cette injonction est particulièrement troublante. Elle semble s’inscrire dans la considération relativement froide dont peut témoigner Sun Tzu à l’égard de la troupe, comme :
« On jette [ses hommes] dans une situation sans issue, de sorte que, ne pouvant trouver le salut dans la fuite, il leur faut défendre chèrement leur vie. […] Quand [le général] mène ses hommes au combat, c’est comme s’il leur retirait l’échelle sous les pieds après les avoir fait grimper en haut d’un mur. » (chapitre 11)
L’objectif est ici triple : se prémunir d’une fuite qui viendrait de ses troupes, asseoir son commandement et ne pas alourdir inutilement le processus de transmissions des ordres.
La première raison est la plus immédiatement compréhensible : il s’agit par là d’être invisible aux yeux de l’ennemi, les espions adverses ne pouvant ainsi rien espérer obtenir d’une infiltration dans le dispositif ami. Plus le secret est partagé, et moins il a de chance de rester secret longtemps.
Le deuxième aspect de cette dissimulation est qu’elle s’inscrivait dans un style de commandement. Celui qui sait a le pouvoir. Cette vision est, pour les armées occidentales modernes, passablement révolue. En effet, la culture actuelle du commandement entend au contraire que l’information soit diffusée jusqu’aux plus bas échelons afin que tout soldat acquière la conviction de l’importance de sa mission au sein de la manœuvre globale et soit capable de prise d’initiative judicieuse si le besoin ou l’opportunité se présente. L’exhortation de Sun Tzu se justifiait notamment parce qu’à son époque, il n’était pas question que les troupes puissent faire preuve d’initiative : seule la masse, parfaitement disciplinée, était à même de produire un résultat.
Enfin, la troisième raison de cette injonction de secret vis-à-vis de ses propres troupes est que pour Sun Tzu, informer la base ne servait à rien car le soldat n’avait que faire de connaître la manœuvre d’ensemble, si tant est qu’il puisse la comprendre, alors que la seule chose qu’il avait à faire était d’obéir correctement à la dizaine d’ordres que pouvait lui donner son capitaine (« En avant », « Resserrez la formation », « Retraite », etc.). Expliquer la manœuvre d’ensemble aurait alors été considéré comme de la perte de temps et aurait en outre risqué de semer le trouble dans l’esprit frustre des soldats.
« [Un grand capitaine] occupe [la multitude de ses armées] à des tâches et ne s’embarrasse pas de lui en expliquer le pourquoi, il l’excite par la perspective de profits en se gardant bien de la prévenir des risques. » (chapitre 11)
Cette posture a cependant des conséquences : le général est dès lors le seul à pouvoir commander aux espions, étant l’unique personne à tout connaître :
« Dans une armée, personne n’entretient des rapports aussi intimes avec le commandement que les espions ; […] personne n’a accès à des affaires aussi secrètes que les espions. » (chapitre 13)
De nos jours, chaque échelon de commandement doit trouver le juste milieu entre fournir toutes les informations dont les subordonnés ont besoin pour parfaitement comprendre l’esprit de la mission et être capables de prendre des initiatives, et ne pas en apprendre trop pour ne pas perdre de temps dans la communication des ordres (et risquer de passer à côté de l’important), et surtout ne pas risquer une compromission en cas de capture par l’ennemi. Pour trouver ce juste milieu, les cadres d’ordres, formatés, élaborés par l’expérience, constituent un excellent moyen pour guider le chef.
Je souhaitais nuancer légèrement votre affirmation selon laquelle l’idée que « celui qui sait a le pouvoir » est « passablement révolue » dans nos armées modernes.
S’il est vrai que les ordres militaires reposent aujourd’hui sur des « intentions » et des « effets majeurs » qui laissent une marge d’initiative aux subordonnés, la bataille de l’information fait toujours rage aux échelons supérieurs. Cette querelle de l’intérêt particulier face à celui du groupe est particulièrement nuisible. Elle peut parfois constituer un véritable obstacle à une mise en commun du renseignement collecté.
Ce phénomène diminue l’efficacité de l’action, lorsqu’il ne la met pas tout simplement en danger.
Félicitations pour ce blog de passionnés que je découvre tout juste après sa première année d’existence. Vos sujets sont tous particulièrement intéressants.
Merci beaucoup pour cette précision (ainsi que vos encouragements).
La remarque est tout-à-fait pertinente. Elle fait particulièrement bien ressortir les limites de la pensée de Sun Tzu. Ce dernier ne s’adresse en effet qu’à une unique personne : le général. Il n’est à aucun moment question d’état-major ni de coopération avec d’autres acteurs (ONG, médias, pouvoirs politiques locaux, etc.). Or si je comprends bien, c’est bien de cela que vous parlez dans votre exemple.
Des limites du traité de Sun Tzu…