Des altérations subies par L’art de la guerre

La conservation des manuscrits du Yinqueshan

Nous fêtons ce mois-ci le quarantième anniversaire de la découverte des manuscrits du Yinqueshan (Cf. notre billet La révolution de 1972). Cette découverte mit en lumière le phénomène de modifications successives que connut le texte de Sun Tzu. En effet, la plus ancienne version du traité jusqu’alors connue ne datait que du XIe siècle et n’avait pas été altérée depuis. Le texte du Yinqueshan avait été, lui, rédigé vers la fin du IIe siècle av. J.-C.. Près de 300 différences existaient avec le texte du XIe siècle (et ce alors que seuls 40 % du texte étaient exploitables).

Il y avait donc manifestement eu au fil du temps des modifications du « texte originel »[1]. Celles-ci pouvaient trouver leur origine dans les recopies successives du manuscrit, dans l’ajout ou les modifications du texte par les disciples de Sun Tzu, ou dans les évolutions de la langue chinoise.

Ainsi les modernisations successives de la langue chinoise, à l’instar de toute traduction, pouvaient-elles engendrer des modifications de sens. Si un idéogramme plus précis pouvait apparaître, il pouvait certes clarifier le sens d’une maxime amphibologique, mais prenait du coup parti pour une interprétation et fermait la porte aux autres sens possibles de l’idéogramme original.

La langue littéraire chinoise classique utilisée à l’époque de Sun Tzu, le wenyan, était en effet un idiome ésotérique. Concise à l’extrême, elle servait admirablement la poésie et, plutôt que de révéler une pensée, laissait le lecteur la deviner. D’où les difficultés modernes d’interprétation des propos de L’art de la guerre. A la base, la simple transcription des manuscrits du XIe siècle en chinois moderne était donc déjà sujette à de très nombreuses interprétations (le sens de certaines phrases ou de certains caractères étant d’ailleurs encore aujourd’hui source de débats en Chine). Que dire alors de ceux du IIe siècle av. J.-C….

Les différences d’interprétation étaient dès lors inévitables. D’où de véritables choix de traduction qui ont dû être réalisés à l’occasion des étapes d’évolution de la langue. Samuel Griffith souligne par exemple que le « pillez en terre de diligence » du chapitre 11 devrait, selon certains commentateurs, être au contraire traduit par « ne pillez pas ».

Les variantes du texte du Yinqueshan se révèlent presque toujours plus brèves et plus difficiles à comprendre, indication claire de leur caractère précoce, étant donné que les textes ont une tendance aujourd’hui admise à devenir plus intelligibles et plus longs au fur et à mesure de leur transmission.

Rappelons en outre que l’imprimerie n’existait pas encore à l’époque de Sun Tzu[2]. Les travaux de recopies successives pouvaient donc là aussi engendrer des altérations du texte.

Enfin, le manuscrit du Yinqueshan a également démontré combien les limites du traité de Sun Tzu demeuraient perméables. En effet, nous savons que l’édition définitive du texte standard date du IVe siècle av. J-C.. Un parfait exemple peut être trouvé dans le chapitre 13 du texte de 1972 qui cite le personnage légendaire de Su Ch’in. Or ce dernier vécut de -380 à -284, soit un demi-siècle après l’écriture initiale du traité ! Nous voyons ici bien que même après sa première compilation, L’art de la guerre est resté ouvert à des ajouts (dans la mesure où le nouveau matériel était en accord avec ses principes fondamentaux) : la transmission orale et écrite des préceptes du maître pouvait donc connaître des altérations.

Il serait au final possible de se demander si le manuscrit du Yinqueshan pourrait n’être qu’une très mauvaise copie à laquelle il ne faudrait accorder aucun crédit. Ce n’est, comme le précise le groupe Denma, absolument pas le cas. En effet, dans la plupart des cas où le texte du Yinqueshan diffère du texte « standard » (celui du XIe siècle), il est possible de trouver une encyclopédie médiévale chinoise pour attester cette version alternative du texte. Ce qui prouve bien que la version des manuscrits du Yinqueshan était toujours vivante mille ans plus tard, et qu’elle ne fut perdue que lors de l’uniformisation du XIe siècle.


[1] Il n’est pas évident qu’il y ait réellement eu un texte originel. Nous y reviendrons dans un prochain billet, mais il semble acquis que, comme l’explique Jean Lévi, « le texte qui nous sert aujourd’hui de référence ne soit que le produit d’un long processus de sédimentation de la réflexion stratégique, celle-ci ne se cristallisant sous la forme d’un manuel que durant la seconde moitié du IVe siècle av. J.-C. ». Pour le groupe Denma, L’art de la guerre n’a effectivement pu être écrit par Sun Tzu lui-même, mais aurait été compilé des années plus tard à partir de la tradition orale, à l’instar des Entretiens (ou Analectes) de Confucius. Comme la plupart des textes de cette période, celui de Sun Tzu serait alors une collection, une anthologie créée, préservée et enrichie par des membres de sa lignée.

[2] L’imprimerie apparaîtra en Chine au VIe siècle. Elle s’effectuera alors à l’aide de blocs de bois sculpté ou de céramique gravée. Le plus ancien livre imprimé qui nous soit parvenu est un texte bouddhiste xylographié datant de 868.

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