Nous nous heurtons à un véritable problème : l’interprétation livrée dans le précédent billet est-elle correcte ?
Cette compréhension d’une injonction de combat en essaim modifie en effet fondamentalement la compréhension classique du système suntzéen. Il ne s’agit pas simplement ici de décortiquer la façon dont L’art de la guerre préconise d’utiliser les espions ou de lister les qualités que doit posséder le parfait général selon Sun Tzu ; cela conditionne véritablement toute la lecture du traité, et peut amener à donner une interprétation spécifique de certains préceptes (par exemple ceux relatifs aux forces ordinaires et extraordinaires).
Pourquoi douter ? La notion de combat en essaim est d’une modernité si forte qu’il n’est pas incongru de la suspecter d’anachronisme : si certaines armées ont su par le passé mettre en œuvre la notion de combat tournoyant[1], il paraît en revanche surprenant que Sun Tzu puisse recommander un tel procédé à son époque. Cette forme de combat n’était pas mise en œuvre dans l’univers des Royaumes combattants, ni même avant dans le monde chinois.
Nous pourrions rétorquer que Sun Tzu décrivait-là une technique idéale, de la même façon qu’il prônait de rechercher des victoires sans combat alors que les batailles qui se livraient autour de lui étaient de véritables boucheries.
Le niveau d’autonomie requis par le combat tournoyant paraît extrême et trop précurseur. La décentralisation exigée par ce type de combat, tout comme l’inventivité permanente dont doivent faire preuve les plus petits échelons, semblent trop en avance sur son temps pour être plausible. Dans ce modèle de combat, l’individu isolé (ou au moins les chefs des petites unités) a un très grand rôle qui ne colle pas avec l’absence d’autonomie que Sun Tzu parait accorder à la troupe. L’art de la guerre semble en effet donner une image relativement frustre des soldats, considérant que la victoire dépend plus de la position stratégique que de la qualité des troupes.
Toutefois, si l’on relit les propos de Sun Tzu en considérant que les petites unités font preuve d’autonomie, rien ne contredit cette lecture. Par exemple, lorsque L’art de la guerre préconise de tenir les troupes dans l’ignorance :
« Il incombe [au général] d’obstruer les yeux et les oreilles de ses hommes pour les tenir dans l’ignorance. […] Il occupe [la multitude de ses armées] avec des tâches et ne s’embarrasse pas de lui en expliquant le pourquoi ; il l’excite par la perspective de profits en se gardant bien de la prévenir des risques. » (chapitre 11)
Tenir ses troupes dans l’ignorance de la manœuvre globale n’est en rien incompatible d’un combat en essaim. Au contraire, presque : si l’ennemi capture une petite unité, ce qui est beaucoup plus facile à réaliser qu’une troupe importante, il ne pourra rien en tirer car cet élément n’aura réellement aucune connaissance des intentions globales du général. Comme nous l’avons dit en introduction : considérer que Sun Tzu préconise le combat en essaim modifie radicalement la lecture que l’on peut avoir de son traité.
Enfin, le fait que cet aspect fondamental de la pensée de Sun Tzu ne soit pas plus explicité ou repris dans L’art de la guerre, alors qu’il présentait un thème véritablement révolutionnaire pour l’époque, n’est guère recevable : bien d’autres notions capitales ne sont énoncées qu’à un seul endroit du traité et, alors qu’elles devraient impacter d’autres parties, ne se retrouvent plus jamais évoquées. C’est là une des particularités de l’écriture de L’art de la guerre, que nous avons notamment étudiée dans le billet Des idées en désordre ?
Supposons maintenant a contrario que nous fassions fausse route dans notre compréhension des passages relatifs à l’absence de forme. Que signifieraient-ils alors ? Nous nous refusons à écarter ces propos car le parti pris de notre exégèse de L’art de la guerre est de considérer le système suntzéen de façon holistique et non par briques que l’on pourrait choisir de laisser de côté si elles ne nous conviennent pas. Rien de ce que dit Sun Tzu ne doit dès lors être écarté, l’ensemble étant considéré former un tout cohérent.
Si notre interprétation du combat en essaim était erronée, il est vrai que certains préceptes cités pour étayer notre démonstration pourraient être interprétés autrement. Par exemple :
« Quel indescriptible tohu-bohu ! Comme le combat est confus ! et cependant rien ne peut semer le désordre dans leurs rangs. Quel chaos ! quel méli-mélo ! ils sont repliés sur eux-mêmes comme une boule, et pourtant nul ne peut venir à bout de leur disposition. Le désordre suppose l’ordre […] » (chapitre 5)
Ce passage pourrait se comprendre comme : « lorsque la bataille s’en trouve à la phase d’entremêlement des armées, le bon général devrait être celui capable de conserver le commandement sur ses troupes et voir ses ordres en cours d’action toujours exécutés ».
Certains autres passages paraissent cependant beaucoup plus difficiles à extrapoler autrement qu’avec la notion de combat en essaim :
« C’est pourquoi une armée doit être […] majestueuse comme la forêt, dévorante comme la flamme, […] insaisissable comme une ombre. » (chapitre 7)
« Infiniment mystérieux, il occulte toute forme ; suprêmement divin, il ne laisse échapper aucun bruit : c’est ainsi que le parfait chef de guerre se rend maître du destin de l’adversaire. » (chapitre 6)
« Une formation militaire atteint au faîte ultime quand elle cesse d’avoir forme. Sitôt qu’une armée ne présente pas de forme visible, elle échappe à la surveillance des meilleurs espions et déjoue les calculs des généraux les plus sagaces. » (chapitre 6)
Le débat est ouvert. Nous sommes réellement preneurs d’idées susceptibles de servir l’une ou l’autre des interprétations.
[1] Les techniques du combat en essaim ont pu être mises en pratique à de nombreuses reprises à travers l’Histoire. Nous pouvons notamment citer :
- Les Scythes contre les Macédoniens (campagnes d’Asie centrale, de 329 à 327 av. J.-C.)
- Les Parthes contre les Romains (bataille de Carrhes, en 53 av. J.-C.)
- Les Turcs seldjoukides contre les Byzantins (bataille de Manzikert, en 1071)
- Les Turcs contre les Croisés (bataille de Dorylaeum, en 1097)
- Les Mongols contre les Européens (bataille de Legnica, en 1241)
- Les Indiens contre les Américains (bataille de la Wabash, en 1791)
- Les Zoulous contre les Britanniques (bataille d’Isandhlwana, en 1879)
- Les Boers contre les Britanniques (bataille de Majuba, en 1881)
- Les Finlandais contre les Soviétique (guerre d’hiver, en 1939)
- Les U-boats allemands contre les convois britanniques (bataille de l’Atlantique, de 1939 à 1945)
- Les Somaliens contre les Américains (bataille de Mogadiscio, en 1993)
- Les Tchétchènes contre les Russes (bataille de Grozny, en 1995)
- Les Palestiniens contre les Israéliens (bataille de Jénine, en 2002)
- Les Irakiens contre les Américains (deuxième bataille de Falloujah, en 2004).
Une remarque qui vient de nous être formulée conduit à modifier notre réflexion sur le combat en essaim :
Le terme consacré de « combat en essaim » n’inclut pas le principe de ré-amalgame des petites unités en une supra-unité capable de mener un raid. Notre interprétation va certainement trop loin ! Le combat en essaim en tant que tel n’est en effet « que » l’utilisation de toutes petites unités afin de saturer l’ennemi d’informations. Cette notion peut être couplée à celle moderne de « kill box » qui, au sein d’un espace défini et connu de tous, autorise chacun à détruire tout ennemi identifié.
La reconstitution en supra-unité n’a d’ailleurs, à notre connaissance, jamais été jouée dans l’Histoire.
Le meilleur exemple d’ « occultation de toute forme » prôné par Sun Tzu nous semble être donné par les « sept torrents » de Napoléon : à partir de 1805, l’empereur divisa sa Grande Armée en sept corps d’armées. Ces derniers, côte-à-côte en marche dans une direction, étaient en permanence capables de varianter d’objectif. En outre, Napoléon faisait circuler des hussards sur toute la longueur avant du dispositif, troublant l’ennemi tout en l’empêchant d’acquérir un renseignement précis. Sans compter que ces unités étaient elles-mêmes en mesure de renseigner sur les avants. Ainsi l’empereur appliquait-il à la perfection ce commandement de Sun Tzu, qu’il ne connaissait pourtant pas (cf. notre billet Napoléon a-t-il lu Sun Tzu ?) :
« Une formation militaire atteint au faîte ultime quand elle cesse d’avoir forme. Sitôt qu’une armée ne présente pas de forme visible, elle échappe à la surveillance des meilleurs espions et déjoue les calculs des généraux les plus sagaces. » (chapitre 6)