Nous avons vu dans le billet précédent que Sun Tzu croyait réellement que le chef devait « aimer ses hommes » :
« Pour peu que leur chef les aime comme un nouveau-né et les chérisse comme un fils bien-aimé, les soldats seront prêts à le suivre en enfer et à lui sacrifier leur vie. » (chapitre 10).
En totale contradiction avec la plupart des autres auteurs militaires qui lui succèderont, Sun Tzu ne prône pas un commandement basé uniquement sur l’imposition de la discipline, mais enjoint également de porter de l’attention à ses subordonnés :
« On stimule l’ardeur des soldats et accroît leur énergie en s’assurant qu’ils soient bien nourris et reposés. » (chapitre 11)
D’autres passages préconisent de même au général de faire plus que le strict respect de la discipline :
« Un grand capitaine dispense des récompenses non prévues par la loi » (chapitre 11)
Sun Tzu semble donc bien prôner un réel amour des subordonnés. Ce point de vue est totalement révolutionnaire si on le compare aux autres écrits militaires de son époque. Il le restera en outre très longtemps. C’est d’ailleurs très certainement cet aspect – inattendu – de compassion qui a séduit le père Amiot, missionnaire jésuite en Chine du XVIIIe siècle, pour traduire en français ce traité militaire.
Mais bien sûr, comme pour tous les auteurs chinois de son époque, faire respecter la discipline de la troupe est une obligation du général :
« Des hommes qu’on traite avec égard et à qui on manifeste de l’amour, sans être capable de leur assigner de tâches et de s’en faire obéir, de sorte que leur turbulence échappe à tout contrôle, tels des enfants gâtés, ne seront propres à rien. » (chapitre 10)
« Si […] on se refuse à appliquer les châtiments sous prétexte qu’ils vous sont attachés, ils ne pourront servir au combat. On éduque les hommes par les institutions civiles, on les soude par la discipline militaire. C’est seulement de cette façon qu’on aura barre sur eux. » (chapitre 9)
La discipline est donc indispensable.
« La guerre est subordonnée à cinq facteurs. […] Le premier est la vertu. […] La vertu assure la cohésion entre supérieurs et inférieurs et incite ces derniers à accompagner leur chef dans la mort comme dans la vie, sans crainte du danger. » (chapitre 1)[1]
« Un général se doit d’être […] rigoureux pour faire observer l’ordre. » (chapitre 11)
Cette discipline prônée par Sun Tzu n’est en rien antinomique de l’amour des hommes : l’usage judicieux de la carotte et du bâton apparaît aujourd’hui logique. Sun Tzu a véritablement été précurseur dans l’alternative au tout-discipline, mode de fonctionnement que préconiseront pourtant encore longtemps tous ses successeurs.
« Qui possède le système de récompenses et de châtiments le plus efficace ? […] La réponse à ces questions permet de déterminer à coup sûr le camp qui détient la victoire.» (chapitre 1)
Pourquoi le stratège chinois porte-t-il attention aux soldats ? Parce qu’il considère que le moral des hommes est particulièrement important pour déterminer l’issue de la bataille. Plus important que la quantité des troupes. Et même leur qualité :
« A la guerre, le nombre n’est pas un facteur décisif et les hauts faits d’armes peuvent s’avérer néfastes. Pour le reste, il suffit de savoir concentrer ses forces, évaluer l’adversaire et se gagner le cœur des hommes. » (chapitre 9)
N’oublions toutefois pas que cette attention portée aux subordonnés doit se limiter aux phases non strictement combattantes d’un conflit : lorsque les combats font rage, il n’est plus question de se soucier du sort des soldats :
« On dénombre cinq traits de caractère qui représentent un danger pour un général : […] compatissant, il sera aisé de le tourmenter. Ces cinq traits de caractère sont de graves défauts chez un capitaine et peuvent se révéler catastrophiques à la guerre. » (chapitre 8)
D’autant plus que le général doit à ce moment-là n’avoir plus aucune hésitation à risquer de tous les sacrifier si le besoin tactique s’en fait sentir :
« On jette [ses soldats] dans une situation sans issue, de sorte que, ne pouvant trouver le salut dans la fuite, il leur faut défendre chèrement leur vie. Des soldats qui n’ont d’autre alternative que la mort se battent avec la plus sauvage énergie. N’ayant plus rien à perdre, ils n’ont plus peur ; ils ne cèdent pas d’un pouce, puisqu’ils n’ont nulle part où aller. Aventurés en territoire hostile, ils serrent les rangs ; n’ayant d’autre alternative, ils se ruent au combat. » (chapitre 11)
Pour résumer, nous comprenons que Sun Tzu voit dans le moral des troupes un facteur capital, mais que l’attention qui doit être portée aux hommes pour le développer doit s’arrêter lorsque la bataille commence.
[1] A noter, pour cette maxime extraite du premier chapitre, que cette idée est spécifique aux traductions de Jean Lévi et de Jean-François Phélizon. Les autres traducteurs entendent la nécessité de la vertu soit pour le souverain, soit pour le peuple tout entier :
« Le monarque et son peuple devraient avoir les mêmes aspirations. Si le gouvernement et le peuple n’ont pas les mêmes aspirations, la victoire est inenvisageable. » (manga de Wang Xuanming)
« Par influence morale j’entends ce qui fait que le peuple est en harmonie avec ses dirigeants, de sorte qu’il les suivra à la vie et à la mort sans craindre de mettre ses jours en péril. » (Samuel Griffith)