Le thème de l’honneur est un d’un abord relativement délicat dans L’art de la guerre. En effet, Sun Tzu y réserve un usage différent suivant que le terme est utilisé dans son acceptation de « gloire, considération des autres » ou dans celle de « réputation, fierté personnelle ». Tout en considérant qu’un grand général doit être honoré pour ses victoires, ce dernier ne doit cependant pas être mû par son honneur.
Bien sûr, les grands généraux méritent d’être « honorés » et d’être « couverts de gloire » :
« Un prince avisé et un brillant capitaine sortent toujours victorieux de leurs campagnes et se couvrent d’une gloire qui éclipse leurs rivaux grâce à leur capacité de prévision. » (chapitre 13)
Ce qui fait qu’un général mérite d’être honoré, c’est qu’il est victorieux. Mais si la « victoire » est l’objectif du chef militaire (le mot est utilisé 39 fois à travers le traité), souvenons-nous toutefois que l’objectif suprême est d’être victorieux en ayant fait couler le moins de sang possible (cf. notre billet Sun Tzu est-il un théoricien de la non-guerre ?).
La recherche de cette victoire, en un minimum de violence, se fait dès lors par tous les moyens. Seule compte la victoire. A ce titre, L’art de la guerre dépasse toute considération moralisante, tout code d’honneur. Sun Tzu va jusqu’à exalter des techniques telles que la trahison ou la corruption (appelées « mensonge » ou « stratagème » dans L’art de la guerre). Il n’est pas de « droit des conflits armés » : tous les moyens sont bons pourvu qu’ils assurent la victoire. La fin justifie les moyens…
La conséquence de ce machiavélisme est que les anciennes valeurs de chevalerie doivent être bannies :
« On dénombre cinq traits de caractère qui représentent un danger pour un général : […] homme d’honneur, il craindra l’opprobre. » (chapitre 8)
Pourquoi ? Parce que la société des Royaumes combattants (476 à 221 av. J.-C.) dans laquelle évoluait Sun Tzu succédait à celle dites « des Printemps et des automnes » (722 à 476 av. J.-C.) où l’esprit de la guerre était à la chevalerie. L’idéal militaire de cette époque était fondé sur des pratiques chevaleresques comparables à celles du Moyen-Âge en Europe et au Japon. Les nobles combattaient leurs pairs, montés sur des chars. Les serments des rois et des seigneurs étaient scellés dans le sang, l’honneur jalousement défendu. Les codes militaires imposaient le traitement équitable de l’ennemi, et la défaite sur le champ de bataille n’entraînait pas encore la disparition d’un État. L’idée d’honneur était donc encore présente chez certains qui aurait pu avoir la nostalgie d’un passé magnifié.
Sun Tzu évoque d’ailleurs ce changement de société, en rappelant qu’ « autrefois », il convenait d’être preux pour se voir couvrir de gloire :
« Autrefois, on considérait comme habiles ceux qui savaient vaincre sans péril ; ils ne bénéficiaient ni de la réputation des sages ni de la gloire des preux. » (chapitre 4)
La morale de cette maxime pourrait toutefois être transposée à l’époque des Royaumes combattants, car ce que dit ici Sun Tzu, c’est que si le courage et la vaillance pouvaient être loués par certains, la véritable qualité sur lesquels les généraux devaient être jugés était leur capacité à « vaincre sans péril ». Mais « à l’époque », seul le qualificatif d’ « habile » était attribué à cet art de manœuvrer.
In fine, l’absence de besoin de reconnaissance personnelle est véritablement une qualité dont doit disposer un général :
« Celui qui lance ses offensives sans rechercher les honneurs […] peut être considéré comme le Trésor du Royaume. » (chapitre 10)
Nous abordons ainsi là une nouvelle spécificité du système suntzéen par rapport à nos normes occidentales, où la notion de « combat pour l’honneur », quel qu’en soit son coût, demeure encore très vivace.