L’art de la guerre ne présente que peu de contradictions flagrantes. Il ne s’agit pas d’un ouvrage ésotérique ampli d’antinomies, lesquelles offriraient la possibilité de toutes les interprétations possibles. Toutefois, certaines assertions apparemment contradictoires peuvent y être trouvées. Nous allons dresser ici un petit catalogue d’affirmations pouvant à la fois être soutenues et contredites au sein du traité. Dans la présentation qui suit, la première maxime correspond à l’illustration du précepte, la seconde à son infirmation.
Il faut jeter ses soldats dans des situations désespérées pour les pousser au bout d’eux-mêmes :
« On jette [ses soldats] dans une situation sans issue, de sorte que, ne pouvant trouver le salut dans la fuite, il leur faut défendre chèrement leur vie. Des soldats qui n’ont d’autre alternative que la mort se battent avec la plus sauvage énergie. N’ayant plus rien à perdre, ils n’ont plus peur ; ils ne cèdent pas d’un pouce, puisqu’ils n’ont nulle part où aller. Aventurés en territoire hostile, ils serrent les rangs ; n’ayant d’autre alternative, ils se ruent au combat. » (chapitre 11)
« J’ai peu confiance dans ces subterfuges consistant à entraver les chevaux et à enterrer les roues des chars » (chapitre 11)
La troupe mérite de la considération :
« Pour peu que leur chef les aime comme un nouveau-né et les chérisse comme un fils bien aimé, les soldats seront prêts à le suivre en enfer et à lui sacrifier leur vie. » (chapitre 10)
« Il occupe [la multitude de ses armées] avec des tâches et ne s’embarrasse pas de lui en expliquant le pourquoi ; il l’excite par la perspective de profits en se gardant bien de la prévenir des risques. » (chapitre 11)
Le général doit se montrer charitable envers l’adversaire :
« On traitera humainement les prisonniers. C’est de cette façon qu’on remportera la victoire tout en se renforçant. » (chapitre 2)
« On dénombre cinq traits de caractère qui représentent un danger pour un général : […] compatissant, il sera aisé de le tourmenter. Ces cinq traits de caractère sont de graves défauts chez un capitaine et peuvent se révéler catastrophiques à la guerre. C’est souvent à cause d’eux que les armées sont détruites et le général tué ; aussi doit-on y prêter la plus extrême attention. » (chapitre 8)
Il faut épargner le pays conquis :
« Il est préférable de préserver un pays à le détruire. » (chapitre 3)
« En appâtant [ses hommes] par la promesse de récompenses, [le général] les incite à attaquer l’ennemi pour s’emparer du butin. » (chapitre 11)
Le général ne doit pas avoir peur de la mort :
« En terre d’anéantissement, je leur montre que je suis prêt à mourir. Car il est dans la nature des soldats […] de suivre leurs chefs quand ils sont en danger. » (chapitre 11)
« On dénombre cinq traits de caractère qui représentent un danger pour un général : s’il ne craint pas la mort, il risque d’être tué ; […] » (chapitre 8)
Il faut chercher à modeler l’ennemi :
« Qui excelle à la guerre dirige les mouvements de l’autre et ne se laisse pas dicter les siens. » (chapitre 6)
« L’invincibilité dépend de soi, la vulnérabilité de l’autre. En effet, si un habile guerrier peut forger son invincibilité, la vulnérabilité de l’ennemi est indépendante de sa volonté. C’est pourquoi je dis : on peut connaître les moyens de la victoire sans nécessairement l’obtenir. » (chapitre 4)
Il faut ne pas laisser l’ennemi dérouler sa manœuvre :
« Qui excelle à la guerre dirige les mouvements de l’autre et ne se laisse pas dicter les siens. » (chapitre 6)
« Combinez vos plans en fonction des mouvements de l’ennemi et décidez alors du lieu et du moment de la bataille décisive. » (chapitre 11)
Le militaire est toujours subordonné au politique :
« Celui […] qui, attaché aux intérêts du prince, a pour unique ambition la défense de ses peuples, peut être considéré comme le trésor du royaume. » (chapitre 10)
« Il est des ordres royaux à ne pas obéir. » (chapitre 8)
Il faut prendre des risques :
« Un général avisé […] voit les profits et peut tenter des entreprises ; il ne néglige pas les risques. » (chapitre 8)
« On ne poursuit pas une armée dont la retraite est simulée ; […] on ne gobe pas l’appât que l’adversaire vous tend. » (chapitre 7)
Aucun calcul stratégique ne peut garantir la victoire :
« L’invincibilité dépend de soi, la vulnérabilité de l’autre. En effet, si un habile guerrier peut forger son invincibilité, la vulnérabilité de l’ennemi est indépendante de sa volonté. C’est pourquoi je dis : on peut connaître les moyens de la victoire sans nécessairement l’obtenir. » (chapitre 4)
« La victoire est certaine quand les supputations élaborées dans le temple ancestral avant l’ouverture des hostilités donnent un avantage dans la plupart des domaines. » (chapitre 1)
Il faut savoir jouer des alliances :
« On contraint les princes par la menace, on les enrôle par des projets, on les fait accourir par des promesses » (chapitre 8)
« Sans avoir à disputer aux autres princes leurs faveurs ni à graisser la patte des ministres influents à la cours des seigneurs, rien qu’en comptant sur ses propres capacités, l’hégémon est capable d’imposer à son prestige à l’ennemi de telle sorte que ses villes sont prises et ses provinces ruinées. » (chapitre 11)
On peut recourir à la guerre à seule fin de s’enrichir :
« Il n’est rien de plus funeste que de remporter des victoires et de conquérir des provinces dont on ne sait pas exploiter les fruits, c’est un gaspillage inutile de forces.» (chapitre 12)
« On ne combat pas lorsqu’on n’est pas menacé. » (chapitre 12)
Des contradictions peuvent apparaître au sein d’un même précepte :
« L’habile homme de guerre s’appuie sur la position stratégique et non sur des qualités personnelles. C’est pourquoi il sait choisir les hommes et jouer des dispositions. » (chapitre 5)
Dans la première phrase, Sun Tzu semble dire que la victoire ne se remporte grâce aux individus. Mais dans la seconde, il en déduit (« c’est pourquoi… ») que le général doit savoir s’entourer.
Sans supprimer totalement l’ambigüité de la présente formulation, le reste du passage présente ces deux aspects comme n’étant pas antinomiques, mais liés :
« Celui qui sait employer ses hommes au combat leur insuffle la puissance de pierres rondes dévalant les pentes abruptes d’une montagne haute de dix mille pieds. Telle est l’efficacité de la configuration stratégique.»
Selon cette maxime, savoir employer ses hommes au mieux serait un multiplicateur d’efficacité, au même titre qu’une position géographique.
Enfin, certaines contradictions ne sont pas visibles par une simple lecture :
A titre d’exemple, étudions l’idée du pillage :
« Un général avisé s’emploie à vivre sur l’ennemi. Car une mesure prise sur lui en épargne vingt acheminées depuis l’arrière. Un boisseau de fourrage mangé chez lui en vaut vingt venus de l’arrière. » (chapitre 2)
Cette citation énonce clairement qu’il faut s’approvisionner chez l’ennemi. Intéressons-nous maintenant à une autre maxime :
« L’expert en stratégie, cultivant le Principe et attentif aux lois, est le dispensateur de la victoire et de la défaite. » (chapitre 4)
Un auteur militaire chinois du IXe siècle, Li Ts’iuan, commentateur historique de L’art de la guerre, comprend ainsi cette injonction de « respect des lois » :
Selon les règles qui gouvernent la répression des troubles, il ne faut pas lancer une expédition punitive contre un pays qui n’a pas commis de faute. L’armée ne doit pas pratiquer le pillage, brûler les arbres, souiller les puits ou les foyers, détruire les campagnes traversées, les villes, les tombeaux et les temples des ancêtres. Il faut accepter de grimper les degrés qui mènent à la salle principale du palais et ne pas mépriser les affaires du pays vaincu. C’est ce que l’on désigne par [le principe] et les lois.
Toutes ces contradictions ne sont qu’apparentes, et la logique de chaque maxime prise séparément peut s’expliquer dans la globalité du système suntzéen. Ces antilogies témoignent encore une fois de toute la difficulté qu’il y a à lire L’art de la guerre : ce traité mérite réellement d’être lu et réfléchi de façon systémique, voire holistique, et pas simplement comme une succession de maximes qui pourraient se suffirent à elles-mêmes.