L’art de la guerre porte-t-il bien son nom ? La question est loin d’être simple. En effet, dès le premier chapitre, Sun tzu affirme à la fois :
« Le général qui se fie à mes calculs sera nécessairement victorieux : il faut se l’attacher ; le général qui se refuse à les entendre sera régulièrement défait : il faut s’en séparer ! » (chapitre 1)
… sous-entendant que la guerre est une science qu’il faut apprendre ; et quelques lignes plus loin :
« Tels sont les stratagèmes qui apportent la victoire et qui ne se peuvent apprendre. » (chapitre 1)
… exprimant qu’il est impossible de donner un modèle établi des secrets de la guerre !
Pour Sun Tzu, il est donc à la fois possible et impossible de livrer les secrets de la guerre !
Alors, science ou art ?
Les deux !
Pour commencer, force est de constater que le titre du traité semble répondre catégoriquement à cette question : la guerre est bien un art. Toutefois, ce titre n’est qu’une traduction française ne collant pas exactement à son équivalent chinois (bing fa, 兵 法). En outre, ce « bing fa » est un titre moderne, les premières versions du traité initiaux étant simplement désignées comme Les treize articles de Sun Tzu (nous y reviendrons dans un prochain billet). Inutile, donc, de s’attarder trop sur cet argument.
En revanche, la guerre présente indubitablement les aspects d’un art en ce que la manœuvre doit être recréée ex nihilo pour chaque bataille :
« Un général ne cherche pas à rééditer ses exploits, mais s’emploie à répondre par son dispositif à l’infinie variété des circonstances. La forme d’une armée est identique à l’eau. […] L’eau forme son cours en épousant les accidents du terrain, une armée construit sa victoire en s’appuyant sur les mouvements de l’adversaire. » (chapitre 6)
Il n’y a pas de règle intangible :
« On doit toujours peser ses décisions en fonction des circonstances. » (chapitre 7)
L’art de la guerre souligne d’ailleurs l’indispensable part de « flair », non-transmissible :
« Celui qui sait le mieux doser les stratégies directes et indirectes remportera la victoire. » (chapitre 7)
Pour illustrer l’infinie complexité de la guerre, Sun Tzu use d’une métaphore poétique :
« Bien qu’il n’y ait que cinq notes, cinq couleurs et cinq saveurs fondamentales, ni l’ouïe, ni l’œil, ni le palais ne peuvent en épuiser les infinies combinaisons. De même, bien que le dispositif stratégique se résume aux deux forces, régulières et extraordinaires, elles engendrent des combinaisons si variées que l’esprit humain est incapable de les embrasser toutes. Elles se produisent l’une l’autre pour former un anneau qui n’a ni fin ni commencement. Qui donc pourrait en faire le tour ? » (chapitre 5)
En complète opposition de cette vision totalement éthérée de la guerre, Sun Tzu prétend également livrer une méthode pour gagner les guerres. Toutes ses recommandations semblent en effet relever de la mécanique :
« Si [l’adversaire] se concentre, défendez-vous ; s’il est fort, évitez-le. » (chapitre 1)
L’évocation des « calculs » auxquels le général doit se livrer pour déterminer si une bataille peut être engagée ou pas renforce d’ailleurs cette impression de pure technicité (cf. notre billet Le calcul épargne le sang – Du pouvoir de la planification).
En total désaccord avec son époque, Sun Tzu rejetait d’ailleurs toute notion de superstition :
« La prévision [du déroulement de la bataille] ne vient ni des esprits ni des dieux. […] Elle provient uniquement des renseignements obtenus auprès de ceux qui connaissent la situation de l’adversaire. » (chapitre 13)
Alors, comment comprendre cette dualité entre l’art et la technique ?
Si nous effectuons une comparaison avec Clausewitz, nous observons que le hasard est beaucoup plus présent chez le Prussien, notamment à travers sa notion novatrice de frictions, que chez Sun Tzu qui y voit un aspect presque mécanique. Pour Clausewitz, la guerre reste une affaire fondamentalement aléatoire et nul préparatif ne saurait déterminer l’issue dernière du combat. Chez Sun Tzu au contraire, un certain déterminisme semble implicitement supposé. Si incertitude il peut y avoir, c’est par défaut de renseignement.
Nous pouvons dès lors considérer que Sun Tzu livre une règle simple : « Le général doit à la fois être un parfait calculateur, et également disposer de génie militaire »…
Pour Sun Tzu, la guerre est en effet clairement une interaction des intentions des adversaires, une « dialectique des volontés » comme le formalisera le général Beaufre dans son Introduction à la stratégie :
« L’invincibilité dépend de soi, la vulnérabilité de l’autre. En effet, si un habile guerrier peut forger son invincibilité, la vulnérabilité de l’ennemi est indépendante de sa volonté. C’est pourquoi je dis : on peut connaître les moyens de la victoire sans nécessairement l’obtenir. » (chapitre 4)
En conclusion, pour Sun Tzu, la guerre est bien un art, « qui ne peut s’apprendre ». Mais aussi une science, faite de calculs et d’actions à entreprendre dans des cas bien identifiés. Nous retrouvons là toute la dualité d’un traité dont le titre semble pourtant prendre parti : L’art de la guerre. Art, certes, mais qui porte aussi une part de science. Peut-être l’expression « L’artisanat de la guerre », dans son acceptation ancienne combinant les notions d’artiste et de technicien, conviendrait-elle mieux. Toutefois, le mot « artisanat » véhicule aujourd’hui également une impression d’amateurisme. L’emploi de ce terme n’est donc pas idéal.
Alors que Machiavel adopte une véritable approche technicienne de la guerre, agréable à l’oreille des Occidentaux, celle de Sun Tzu est au contraire très ambivalente, très « chinoise ».
De toute la difficulté à définir ce qu’est la guerre…
L’aspect artistique vient essentiellement de cette infinité de variantes dépeintes par Sun Tzu. Ce qui n’est guère différent de Clausewitz qui écrit ‘der Krieg ist das Gebiet der Ungewissenheit’. Cette incertitude permanente ne laisse au général que peu de cartes en main. Son défi est donc de diminuer cette part d’incertitude, ou bien d’augmenter sa palette, si l’on parle de peinture, pour réduire autant que faire se peut la marge d’erreur et donc de risque. D’où la nécessaire maîtrise des techniques, mais aussi la supériorité informationnelle, et autres paramètres qu’il a en revanche mieux décrit que Clausewitz, et qui sont proche de cette vision globale de la guerre qui se développe actuellement dans la gestion des conflits armés.