L’étude de la structure de L’art de la guerre laisse très sceptique quant à la possibilité que le traité ait pu être écrit d’un bloc par un auteur unique.
Comme le fait remarquer le groupe Denma[1], le premier chapitre, le seul adressé au souverain plutôt qu’au général, semble avoir été ajouté le dernier, en au moins deux étapes identifiables. Il se peut que les textes les plus anciens soient ceux qui constituent les chapitres 8 à 11, qui se caractérisent par des topologies et des listes de terrains, et non, comme dans les chapitres précédents, par des passages conceptuellement sophistiqués. Toutefois, les contenus de tous les chapitres sont si profondément mélangés qu’il est impossible de clairement distinguer des strates successives.
Si déjà sur le plan du contenu, le traité ne semble donc pas avoir pu être écrit d’un bloc, il en est de même sur les plans stylistique et linguistique. Les spécialistes chinois estiment en effet que, de ces points de vue également, les treize chapitres ne peuvent qu’avoir été composés de parties de différentes époques.
Comme l’explique Jean Lévi, il y a tout lieu de croire que le texte qui nous sert aujourd’hui de référence soit le produit d’un « long processus de sédimentation de réflexions stratégiques »[2], celle-ci ne se cristallisant sous la forme d’un manuel que durant la seconde moitié du IVe siècle av. J.-C.
Le groupe Denma[3] va encore plus loin en affirmant que L’art de la guerre n’a pu être écrit par Sun Tzu lui-même, mais aurait été compilé des années plus tard à partir de la tradition orale, à l’instar des Entretiens (ou Analectes) de Confucius. Comme la plupart des textes de cette période, celui de Sun Tzuserait alors une collection, une anthologie créée, préservéeet enrichie par des membres de sa lignée. La thèse du groupe Denma est en effet qu’à une époque non établie, un rédacteur faisant autorité (différent de Sun Tzu) aurait ordonné ce corps de connaissances, peut-être en créant des regroupements qui deviendront plus tard les chapitres. Il se peut qu’il ait placé les textes essentiels au début et qu’il ait ajouté des commentaires de son cru afin de structurer l’ensemble. Le premier traité écrit aurait alors émergé, aux côtés de versions orales plus fluides. Le processus d’amélioration a pu se répéter, et les générations successives de cette lignée ont également pu ajouter des matériels nouveaux à cette « première édition ». Le groupe Denma romance fort agréablement cette phase d’élaboration :
Nous pouvons imaginer un maître impressionnant en train d’exposer devant ses disciples un ensemble de doctrines, certaines de son cru, d’autres issues de sources extérieures. Après la mort du maître, ce groupe de disciples se constitue en une lignée. Leur bien le plus précieux est ce corps de connaissances qu’ils préservent et transmettent aux disciples les plus éminents, l’essence des dits du maître étant peut-être consignée sous forme écrite. Les générations suivantes enrichissent ce corps, car des matériaux nouveaux, mais en accord avec ceux du maître, apparaissent en réponse aux conditions changeantes du monde. Ce matériel nouveau se fond totalement dans le discours du patriarche, et peut donc, d’une certaine manière, lui être attribué. Ces retouches sont acceptées parce que ses successeurs ont si bien assimilé ses enseignements qu’ils peuvent s’exprimer de l’intérieur de cette tradition. Dans cette perspective, la question du faux ne se pose pas, puisqu’il est impossible de distinguer l’œuvre du maître de celle de ses disciples.
Jean Lévi qualifie toutefois ce scénario d’ « hypothétique »[4]. Il ne serait qu’une simple reconstruction calquée sur le modèle de transmission confucéen. Or dans le cas de L’art de la guerre, Jean Lévi pense qu’étant donné le sujet du traité, la transmission a plus probablement dû être familiale et secrète.
Ainsi, quand bien même la rédaction de L’art de la guerre aurait été l’œuvre de ses disciples ou de ses descendants, ce serait faire preuve d’anachronisme que de renier à Sun Tzu la paternité du texte pour la raison qu’il ne l’aurait pas réellement écrit de sa main, puisqu’il s’agissait là du processus normal de composition d’un traité.
[1] In L’art de la guerre traduit par le groupe Denma (éditions Le courrier du livre, 2005), p. 135.
[2] In L’art de la guerre traduit par Jean Lévi (éditions Hachette, 2000), p. 16.
[3] In L’art de la guerre traduit par le groupe Denma (éditions Le courrier du livre, 2005), p. 132.
[4] Correspondance avec Jean Lévi.
Je me demande s’il est intéressant de se poser cette question. A quoi ça sert? Le texte existe et voilà.
il est important de connaitre l’auteur… c’est une sorte de « source ».