Mettre ses hommes dans une situation désespérée : un précepte apocryphe ?

Vaincre ou mourir

Vaincre ou mourir

Le précepte probablement le plus iconoclaste de L’art de la guerre réside dans la recommandation de jeter ses hommes dans une situation désespérée pour les obliger à se surpasser :

« On jette [ses soldats] dans une situation sans issue, de sorte que, ne pouvant trouver le salut dans la fuite, il leur faut défendre chèrement leur vie. Des soldats qui n’ont d’autre alternative que la mort se battent avec la plus sauvage énergie. N’ayant plus rien à perdre, ils n’ont plus peur ; ils ne cèdent pas d’un pouce, puisqu’ils n’ont nulle part où aller. » (chapitre 11)

« Quand il mène ses hommes au combat, c’est comme s’il leur retirait l’échelle sous les pieds après les avoir fait grimper en haut d’un mur. Il pénètre profondément à l’intérieur du territoire ennemi et appuie sur la détente. Il brûle ses vaisseaux et casse ses marmites. » (chapitre 11)

« Il est dans la nature des soldats de se défendre quand ils sont encerclés, de se battre farouchement quand ils sont acculés et de suivre leurs chefs quand ils sont en danger. » (chapitre 11)

La réponse à donner à un l’application de ce précepte par l’adversaire figure d’ailleurs également dans L’art de la guerre :

« On ne force pas un ennemi aux abois. » (chapitre 7)

Pour Sun Tzu, il vaut mieux laisser (voire ménager) une porte de sortie à un adversaire acculé afin que ce dernier préfère la fuite (ou que les soldats prennent d’eux-mêmes cette initiative…). Bien sûr, cette fuite ne doit pas permettre une reconstitution des troupes adverses en bon ordre de combat quelques kilomètres plus loin. La fuite escomptée doit être une débandade qui signifiera la victoire, par exemple pour une prise de cité ou lors d’une bataille décisive. Sinon, il ne saurait être question de permettre une fuite : il pourra y avoir qu’annihilation ou capitulation de l’adversaire.

Le général devrait donc être réellement prêt à sacrifier ses hommes dans l’espoir d’obtenir de leur part un gain de combativité, quitte à risquer de tous les perdre. Ce propos est d’autant plus troublant que Sun Tzu délivre par ailleurs un discours relativement paternaliste :

« Pour peu que leur chef les aime comme un nouveau-né et les chérisse comme un fils bien aimé, les soldats seront prêts à le suivre en enfer et à lui sacrifier leur vie. » (chapitre 10)

Le sujet est l’un des plus délicats de tout le traité : le contexte dans lequel il a été énoncé (la Chine des Royaumes combattants) ne serait-il pas trop différent de celui que nous connaissons actuellement pour qu’il puisse encore être considéré comme valide et recevable ?

Surprenamment, cette injonction iconoclaste de mise en danger volontaire de ses hommes n’est présente que dans le chapitre 11. A la différence de tous les autres sujets, pour lesquels nous puisons des citations à travers tout le traité, celui-ci semble cantonné à un unique chapitre. Peut-être est-ce là la conséquence d’un ajout tardif, pourquoi pas apocryphe, dans la composition de L’art de la guerre ?

Cette interrogation est renforcée par le fait qu’au sein même de ce chapitre 11, Sun Tzu semble se dédire :

« C’est pourquoi autant j’ai peu confiance dans ces subterfuges consistant à entraver les chevaux et à enterrer les roues des chars, autant je demeure persuadé que l’art du commandement permet d’unifier les volontés et l’intelligence du terrain, et de conjuguer la force avec la souplesse. » (chapitre 11)

Pour autant, l’idée de soldats acculés qui combat comme des lions se retrouve ailleurs dans le traité, quand Sun Tzu déconseille justement de mettre son adversaire dans une telle situation :

« On ne barre pas la route à une troupe qui regagne ses foyers ; on ménage une issue à une armée encerclée ; on ne force pas un ennemi aux abois. » (chapitre 7)

Dès lors, que penser ?

Bien que le postulat de ce blog soit de considérer L’art de la guerre dans sa globalité, force est de considérer que cette injonction, cantonnée au chapitre 11 et apparemment contredite, semble douteuse. Nous ne nous prononcerons toutefois pas de manière définitive sur cette question, les historiens chinois ne parvenant pas eux-mêmes à identifier les différentes strates de composition du traité. Dès lors, il nous paraîtrait prétentieux d’affirmer avoir eu l’intuition géniale sur le sujet, et ce d’autant plus que notre matériel d’étude n’est qu’une traduction. Certes de première main, mais une traduction avec toutes les limites que cela apporte.

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