De la marche à l’ennemi

L'avance en ligne

Un concept fondamental présenté dans L’art de la guerre est celui que nous désignons aujourd’hui sous le terme de « marche à l’ennemi », c’est-à-dire le fait de ne pas avoir encore au moment du contact décidé de la manœuvre à suivre, celle-ci s’élaborant en effet en conduite, en réaction à l’action de l’adversaire[1]. Sun Tzu évoquait déjà il y a 2500 ans cette manière d’agir, très délicate à utiliser, en prenant l’exemple de l’eau :

« La forme d’une armée est identique à l’eau. L’eau fuit le haut pour se précipiter vers le bas, une armée évite les points forts pour attaquer les points faibles ; l’eau forme son cours en épousant les accidents du terrain, une armée construit sa victoire en s’appuyant sur les mouvements de l’adversaire. Une armée n’a pas de dispositif rigide, pas plus que l’eau n’a de forme fixe. Celui-là qui remporte la victoire en sachant profiter des manœuvres adverses possède un art réellement divin. » (chapitre 6)

Cette décision de dernière minute, en réaction à l’adversaire, ne signifie pas pour autant qu’il n’y ait qu’à attendre l’action de ce dernier avant de lancer son propre processus de décision. Sun Tzu rejette l’idée qu’aucune anticipation ne serait possible sous prétexte qu’on ne sait pas à l’avance avec exactitude ce que l’ennemi va faire :

« Une armée est victorieuse si elle cherche à vaincre avant de combattre ; elle est vaincue si elle cherche à combattre avant de vaincre. » (chapitre 4)

Bien au contraire. Pour être capable de réagir immédiatement, il faut gagner des délais en ayant au préalable réfléchi et planifié un maximum de scénarios possibles pour que, le moment venu, même si l’adversaire n’agit pas exactement selon un des modes d’action envisagés, tout le processus de réflexion ait déjà été amorcé. Dès lors, la boucle de décision s’en trouvera grandement réduite et concourra à la rapidité de la réaction. Comme le dit Sun Tzu lorsqu’il demande de s’interroger sur l’opportunité ou non de s’engager dans une guerre :

« La victoire est certaine quand les supputations élaborées dans le temple ancestral avant l’ouverture des hostilités donnent un avantage dans la plupart des domaines ; dans le cas contraire, si on ne l’emporte que dans quelques-uns, on va au-devant d’une défaite. » (chapitre 1)

A ce titre, Sun Tzu parsème son traité de recommandations visant à envisager tous les cas possibles, tel :

« S’il se concentre, défendez-vous ; s’il est fort, évitez-le. » (chapitre 1)

Pour aboutir à une bonne anticipation, rien ne vaut bien sûr la connaissance de l’adversaire :

« Examinez les plans de l’ennemi pour en connaître les mérites et démérites. » (chapitre 6)

« Qui connaît l’autre et se connaît ne sera point défait. » (chapitre 10)

Ensuite, à l’instar de Napoléon qui faisait avancer son armée sur trois colonnes indépendantes (d’où la création des corps d’armées) qui pouvaient mutuellement se prêter secours en fonction de l’endroit où l’ennemi était rencontré, Sun Tzu préconise exactement la même attitude de fragmentation de l’armée en corps indépendants :

« L’armée de l’habile chef de guerre est semblable au grand serpent du mont Heng, le Chouai-jan : quand on attaque sa tête, on rencontre sa queue ; quand on attaque sa queue, on rencontre sa tête ; quand on attaque son ventre, la tête et la queue se portent à son secours. » (chapitre 11)

Une fois le contact pris, ce qui déterminera l’issue de la bataille, outre le choix d’une réaction appropriée, sera la rapidité dans l’exécution de cette dernière :

« A la guerre, tout est affaire de rapidité. » (chapitre 11)

Nous venons de le voir, la notion moderne de marche à l’ennemi est parfaitement pensée par Sun Tzu. Mais encore une fois, ce dernier traite de cette idée de façon relativement désordonnée.


[1] Bien qu’elle ne figure pas dans la doctrine française actuelle, cette notion demeure pourtant toujours pertinente, notamment en cas de brouillard de la guerre très élevé. Cf. l’ouvrage Tactique théorique de Michel Yakovleff, partie 4.2 « La marche à l’ennemi ».

Source de l’image

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.