De la fluidité de la manœuvre

« La forme d'une armée doit être identique à l'eau. » (chapitre 6)

« La forme d’une armée doit être identique à l’eau. » (chapitre 6)

« Si des troupes peuvent parcourir mille lieues tout en restant fraîches et disposes, c’est qu’elles ne rencontrent pas d’ennemi sur leur chemin. » (chapitre 6)

Cette maxime semble relever de la tautologie.

Elle recèle cependant une véritable profondeur. Pour s’en rendre compte, mettons-la en rapport avec les propos qui la suivent :

« Si des troupes peuvent parcourir mille lieues tout en restant fraîches et disposes, c’est qu’elles ne rencontrent pas d’ennemi sur leur chemin. Qui emporte toutes les places qu’il attaque investit des villes qui ne sont pas défendues. Qui tient toutes les places qu’il défend défend des places qui ne sont pas attaquées. Car nul n’est capable de repousser une offensive bien conduite, ni de briser une défense supérieurement menée. »

Succession d’évidences ? Pas du tout ! Ce que nous dit ici Sun Tzu, c’est qu’il ne faut pas rechercher les points durs, mais au contraire passer par les faiblesses du dispositif.

« L’usage, judicieux des forces régulières et extraordinaires permet aux combattants d’une armée de supporter le choc adverse sans se débander ; la connaissance du vide et du plein leur confère, au point d’impact, la puissance d’une meule écrasant un œuf. » (chapitre 5)

La notion de « vide et de plein », qui donne son titre au chapitre 6 (certains traducteurs préfèrent employer les termes de « faiblesses et forces », est particulièrement prégnante en cette ère de combat lacunaire. Elle l’était de toute façon déjà même lorsque les armées prétendaient à avoir une occupation totale du terrain.

L’espèce de dialectique fondée sur les forces ordinaires et extraordinaires fait penser à l’opposition complémentaire du yin et du yang. L’inconstance des situations et l’idée que le souple triomphe du fort ne peuvent manquer d’y lire une influence des taoïstes sur Sun Tzu. On trouve en effet dans le Tao Te King des formules comparables à celles de L’art de la guerre, telles que : « On vainc l’ennemi sans le rencontrer », « Le fort et le dur ont toujours le dessous, le souple et le faible le dessus » ou encore « Un état se gouverne par des moyens réguliers, une guerre se conduit par des moyens irréguliers »[1]. Dans tous les cas, l’efficacité consiste à s’appuyer sur un potentiel de situation. Si l’on conduit ses troupes dans une position sans possibilité de repli, cela induira un comportement de courage : c’est la situation qui contient l’effet. Il faut moins imposer un effet que le laisser s’imposer, c’est-à-dire agir en amont d’un processus, de telle sorte que l’effet en découle naturellement.

Nous avions vu dans des billets comme De la marche à l’ennemi ou De l’initiative qu’une des applications du système suntzéen pourrait être une installation en défensive, en mesure de varianter immédiatement pour saisir toute opportunité. L’image de l’eau s’écoulant des hauteurs est à cet égard assez révélatrice et peut être considérée comme une transposition verticale d’une situation horizontale : l’armée avance, et dès qu’elle rencontre une résistance (un cratère), elle attend. Si une faille se présente, ou si son état de préparation (remplissage) devient suffisant, elle peut à ce moment-là tomber plus bas.

Cette notion de fluidité s’accorde parfaitement avec la pensée taoïste qu’a connue Sun Tzu. Pour celle-ci, la notion de mobilité et de flexibilité est en effet essentielle ; le stratège doit s’adapter aux circonstances et aux forces comme l’eau s’adapte aux accidents du terrain.

« La forme d’une armée est identique à l’eau. L’eau fuit le haut pour se précipiter vers le bas, une armée évite les points forts pour attaquer les points faibles ; l’eau forme son cours en épousant les accidents du terrain, une armée construit sa victoire en s’appuyant sur les mouvements de l’adversaire. Une armée n’a pas de dispositif rigide, pas plus que l’eau n’a de forme fixe. » (chapitre 6)

Nous retrouvons typiquement ici une idée que Napoléon concrétisera par la division de sa Grande Armée en sept corps d’armées à partir de 1805. Napoléon semblait d’ailleurs très inspiré en comparant lui-même ses sept corps d’armée à «sept torrents»…

De façon relativement moderne pour son époque, Sun Tzu ne voyait en effet pas l’armée comme un bloc unique :

« Si l’on commande à l’ensemble de l’armée de faire mouvement afin de disputer un avantage, elle risque fort d’arriver trop tard. » (chapitre 7)

Les possibilités de variantements sont innombrables, comme le souligne Sun Tzu :

« Qui sait user des moyens extraordinaires est infini comme le Ciel et la Terre, inépuisable comme l’eau des grands fleuves. Il est le Soleil et la Lune qui disparaissent et réapparaissent tour à tour, il est le cycle des saisons qui expirent et renaissent en une ronde sans fin ! Bien qu’il n’y ait que cinq notes, cinq couleurs et cinq saveurs fondamentales, ni l’ouïe, ni l’œil, ni le palais ne peuvent en épuiser les infinies combinaisons. De même, bien que le dispositif stratégique se résume aux deux forces, régulières et extraordinaires, elles engendrent des combinaisons si variées que l’esprit humain est incapable de les embrasser toutes. Elles se produisent l’une l’autre pour former un anneau qui n’a ni fin ni commencement. Qui donc pourrait en faire le tour ? » (chapitre 5)

Chaque situation demande dans ces conditions une réponse qui n’est pas radicalement positive ou négative, mais adaptée. Surtout, ne pas se heurter de front, y compris pour des questions d’honneur. Cette notion de « beau geste » est d’ailleurs totalement étrangère à la pensée de Sun Tzu. Cette différence avec notre système de pensée est fondamentale.

Corolaire : Sun Tzu n’a aucun complexe avec la fuite, ce qui pourrait surprendre. Pour lui, mieux vaut en effet se sauver et combattre demain plutôt que de subir aujourd’hui une défaite certaine :

« Si l’ennemi est fort, évitez-le. » (chapitre 1)

« Il faut être capable de […] se dérober à un ennemi qui vous surclasse sur tous les plans. » (chapitre 3)

Cette position découle de ce que pour lui, que le combat n’est qu’une solution dans un contexte de guerre globale, où tous les moyens sont bons pour parvenir à la victoire, et surtout au moindre coût pour l’État, c’est-à-dire sans avoir à engager les énormes dépenses d’une opération militaire et à en encourir les risques. Voilà pourquoi il conseille d’avoir recours à tous les expédients : l’intimidation, la dissuasion, la corruption, la traîtrise, la ruse, le harcèlement, l’espionnage à échelle massive.


[1] Le Lao-tseu, traduction de Jean Lévi, Albin Michel, 2009.

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