Considérations sur la forme de L’art de la guerre

Dernières considérations sur la forme de L’art de la guerre

Note : ces quelques pensées, livrées en vrac, complètent toutes celles relatives à la thématique de la forme de L’art de la guerre.

Le traité de Sun Tzu n’est pas aussi harmonieusement construit que notre formalisme occidental le souhaiterait. Rien, cependant, n’est véritablement hors norme : en terme de longueur, il y a (que) un facteur 5 entre le chapitre le plus long (le 11e chapitre, avec 1733 mots) et celui le plus court (le 8e, avec 375 mots).

Fidèle au style littéraire de son époque (si tant est que cette vision ne relève pas de l’anachronisme), L’art de la guerre abonde d’énumérations. Force est de constater que la quasi-totalité d’entre elles ont très mal vieilli. Il en est ainsi par exemple des cinq grands facteurs auxquels toute guerre est subordonnée (l’influence morale, la météo, le terrain, le commandement et la doctrine), ou de la classification des différents types d’agents (indigènes, intérieurs, retournés, sacrifiés et préservés) du chapitre 13, ou encore des cinq traits de caractère énumérés au chapitre 8 qui présentent un danger pour le général (ne pas craindre la mort, chérir trop la vie, être irascible, être homme d’honneur et être compatissant).

Comme nous l’avions détaillé dans notre billet Des niveaux tactique et stratégique, le spectre couvert par L’art de la guerre va de la grande stratégie (« Jamais il n’est arrivé qu’un pays ait pu tirer profit d’une guerre prolongée. », chapitre 2) à la microtactique (« Si les oiseaux s’envolent, il y a embuscade, si les quadrupèdes fuient, il se prépare une offensive générale. », chapitre 9). Une des grandes difficultés du texte est que ces niveaux d’application ne sont pas précisés, les préceptes étant livrés dans le désordre. Bien pire, ils peuvent être poreux : il est ainsi toujours possible d’extrapoler des préceptes micro-tactiques pour leur faire dire des généralités d’un niveau plus élevé, et vice-versa. Ainsi, avec la précédente maxime sur les oiseaux et les quadrupèdes, il est parfaitement possible d’extrapoler que le général doit être attentif à tous les signaux qui lui parviennent et ne pas rester cantonné à son idée de manœuvre de base. Mais ce n’est pas parce que cela est possible que cela est correct : un tel détournement peut très bien ne pas correspondre à la pensée suntzéenne ou, plus pernicieusement, ne pas faire partie de son système sans toutefois le contredire. La tentation de tels détournements est très forte. Pour autant, il convient d’y prêter une grande attention, faute de risquer de corrompre la pensée de Sun Tzu sans s’en rendre compte. C’est donc là un art difficile que d’évaluer jusqu’où un précepte de Sun Tzu peut être appliqué à différents niveaux sans que cela trahisse le système qu’il expose.

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Des idées en désordre, suite

L'ordre n'est pas le point fort du texte de Sun Tzu

L’ordre n’est pas le point fort du texte de Sun Tzu

[Ce billet complète Des idées en désordre ?]

Apparaissant comme une concaténation de maximes disparates, la compréhension du système suntzéen ne peut dès lors s’obtenir qu’en se détachant de la structure en chapitres. S’attacher à – l’aujourd’hui – conventionnel découpage par chapitres et prétendre y lire une réflexion organisée et structurée thématique par thématique serait une erreur.

La principale difficulté à aborder conventionnellement le traité vient surtout de la disparité de volume nécessaire au traitement des idées : alors que certains thèmes sont développés sur de nombreux paragraphes (par exemple la nécessité d’être renseigné), d’autres ne sont exposés qu’à travers une phrase laconique noyée dans le texte (par exemple le motif profond des guerres : « La guerre a le mensonge pour fondement et le profit pour ressort », chapitre 7).

En outre, il n’y a que très peu de liant entre les différentes idées : le texte de Sun Tzu ne peut se lire comme un traité moderne, architecturé selon une logique démonstrative et présenté dans une succession cohérente. Les propos, bien que rassemblés sous forme de chapitres, n’ont pas d’ordre précis ni de liens entre eux. Ils sautent très fréquemment du coq à l’âne :

« Si elle est privée de ses fourgons, de ses vivres ou de ses réserves, une armée est menacée d’anéantissement. Qui ignore les objectifs stratégiques des autres princes ne peut conclure d’alliance, qui ignore la nature du terrain – montueux ou boisé, accidenté ou marécageux – ne pourra faire avancer ses troupes ; qui ne sait faire usage d’éclaireurs sera dans l’incapacité de profiter des avantages topographiques. La guerre a le mensonge pour fondement et le profit pour ressort. Elle exige que l’on sache se diviser et se regrouper pour produire toutes sortes d’effets de surpris. » (chapitre 7)

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Sun Tzu n’est pas si clair qu’il y parait

Des mots simples, mais une pensée parfois cryptique

Des mots simples, mais une pensée parfois cryptique

La lecture de L’art de la guerre donne l’impression d’un style simple et clair, présentant une succession de préceptes courts parfaitement compréhensibles ; loin du volumineux et rêche De la guerre de Clausewitz. Pourtant, le traité de Sun Tzu n’est pas toujours aussi facile à lire que sa quarantaine de pages[1] traduites dans un français parfaitement intelligible le laisse croire de prime abord. La sensation d’accessibilité qui ressort d’une lecture rapide du traité s’avère en réalité une fausse impression. L’emploi de mots simples n’est pas synonyme de démonstration claire. Prenons un exemple :

« Si des troupes peuvent parcourir mille lieues tout en restant fraîches et disposes, c’est qu’elles ne rencontrent pas d’ennemi sur leur chemin. » (chapitre 6)

Cette maxime pourrait passer pour un truisme. Mais le véritable message de Sun Tzu est probablement : « Pour que des troupes puissent parcourir mille lieues tout en restant fraîches et disposes, il faut choisir un itinéraire où l’on est sûr qu’elles ne rencontreront pas d’ennemi sur leur chemin. » Un effort de réflexion est donc nécessaire à l’issue de la lecture de cette phrase pour en saisir le véritable sens.

Bon nombre de préceptes nécessitent également d’être muris sous peine d’apparaitre comme des conseils inapplicables du type « Il suffit d’être bon pour gagner la guerre » :

« Celui qui sait employer ses hommes au combat leur insuffle la puissance de pierres rondes dégringolant mes pentes abruptes d’une montagne haute de dix mille pieds. » (chapitre 5)

« Pour important que soient les effectifs alignés par l’ennemi, je puis toujours les mettre dans l’impossibilité de combattre. » (chapitre 6)

« Il faut savoir faire du chemin le plus long le plus court et renverser le désavantage en avantage. Par exemple je dévie ma route afin de distraire l’ennemi par l’appât d’un gain fictif si bien que, parti après lui, j’arrive le premier sur l’objectif. Voilà ce qui s’appelle posséder à fond la dialectique du direct et de l’indirect. » (chapitre 7) Continuer la lecture

L’art de la guerre est-il daté ?

Un traité daté ?

Un traité daté ?

A la différence d’un texte plus abstrait comme le Tao Tö King, L’art de la guerre est fortement ancré dans la réalité physique de son temps. Aussi, certains préceptes paraissent être devenus caducs. Plusieurs raisons à cela :

Soit parce qu’ils étaient trop directement liés à l’armement et aux techniques de combat :

« En présence de monticule ou de remblais on s’établira sur le versant ensoleillé, en y appuyant son flanc droit. » (chapitre 9) : Cette différenciation des flancs gauche et droit résultait probablement du fait que la plupart des soldats étant droitiers, et que le bouclier se tenant dès lors à gauche, il valait donc mieux que l’ennemi se trouvât de ce côté…

Soit parce que les données fournies citaient trop directement des paramètres de l’époque :

« En règle générale, toute opération militaire requiert mille quadriges rapides, mille fourgons à caisse de cuir, cent mille soldats cuirassés, et des vivres en suffisance pour nourrir une armée évoluant à mille lieues de sa base. A ceci s’ajoutent les dépenses pour supporter les efforts de l’arrière et du front, les frais occasionnés par le ballet diplomatique entre royaumes ; les besoins en glu, en laque et en fournitures nécessaires à la réparation ou au remplacement des chars et des armures ; ce qui représente un total de mille lingots par jour. Ce n’est que lorsqu’on dispose de tels fonds qu’on peut envisager de lever une armée de cent mille hommes. » (chapitre 2)

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La nécessaire lecture psychédélique de Sun Tzu

Une lecture « différente » est-elle nécessaire ?

Une lecture « différente » est-elle nécessaire ?

Dans sa forme, L’art de la guerre ne peut être perçu comme un manuel de doctrine moderne. Pour véritablement le comprendre, il est indispensable de faire l’effort d’entrer en lui, de se l’approprier, voire de s’y dissoudre. Il ne se présente pas comme un FT 02 « Tactique générale » ou un Tactique théorique de Michel Yakovleff. Il n’offre pas une structure organisée visant à exposer une doctrine de façon systématique. A l’instar des écrits de sa période, L’art de la guerre est un traité ésotérique ; il livre sa philosophie sous forme de flashes, dont le disciple est censé s’imprégner pour, petit à petit, accéder à la compréhension générale.

Cette façon de transmettre un savoir, très déroutante pour un Occidental moderne[1], est typique des textes chinois de l’époque de Sun Tzu : à l’exception de quelques textes qui furent d’ailleurs justement rejetés pour leur forme jugée « trop sèche »[2], l’imprégnation qui permettait la révélation était la forme normale d’enseignement. Nous avions déjà traité cette idée dans notre billet Des idées en désordre ?. Cette forme particulière conduit généralement à ne rien trouver de profond à une première lecture. Il n’y a qu’à faire l’expérience de lire le Tao Tö King de Lao Tseu pour ressentir cette angoisse d’être passé à côté de quelque chose ; sinon, comment tant de personnes et de philosophes parviendraient-ils à extirper une ligne de conduite claire de cette apparente bouillie poétique ?

Au final, le mode de fonctionnement de L’art de la guerre relève plus de la philosophie que de la doctrine : Sun Tzu doit se lire, se méditer, se relire, et se conserver dans un coin de sa mémoire. Certes, des préceptes clairs ponctuent son propos ; mais s’ils peuvent parfois être pris au pied de la lettre, ils ne sont qu’un constituant d’un système plus vaste. C’est notamment pourquoi la plupart de nos billets visant à traiter une facette du système suntzéen « picorent » bien souvent des préceptes à travers différents chapitres. Les thématiques que nous traitons ne sont jamais de simples paraphrases des propos de Sun Tzu, mais plutôt une compréhension de son système, déduite de notre travail d’immiscion dans le traité.

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