Sans la Marine, tout devient possible !

Statue de Sun Tzu à Binzhou (Chine)

Statue de Sun Tzu à Binzhou (Chine)

A travers tout son traité, Sun Tzu ne parle que d’opérations terrestres. Il n’évoque à aucun moment le milieu maritime. Or des affrontements navals avaient déjà cours à son époque, même s’ils ne consistaient alors essentiellement qu’en des abordages d’embarcations adverses[1]. Sun Tzu ne connaissait-il pas cette forme de conflit ou a-t-il sciemment choisi de l’occulter ?

Certains récits historiques évoquent pourtant des batailles navales à l’époque de Sun Tzu. Il convient toutefois de noter qu’il s’agissait encore à l’époque d’une forme primitive de combat : point de galions qui se déversaient leurs boulets à l’issue de savantes manœuvres, mais tout simplement des abordages en eaux douces (fleuves ou lac). La première flotte d’eau douce à être apparue semble dater règne de Yu Ji, roi du pays de Wu de 547 à 544 av. J.-C. (rappelons que les dates de vie de Sun Tzu retenues par la tradition sont -544/-496). On connait même le nom de son bateau de commandement : le Yuhuang.

L’auteur de L’art de la guerre ne pouvait donc ignorer ce type d’affrontement. Un stratège de son niveau s’était forcément renseigné sur tous les conflits qui avaient pu avoir lieu. Un traité de stratégie navale semble même avoir existé de son temps : celui de son compagnon Wu Zixu (nous reviendrons un jour sur ce personnage).

Sun Tzu pourrait-il alors avoir choisi d’occulter cette forme d’affrontement ? Cette seconde hypothèse paraît la plus probable. L’auteur de L’art de la guerre a en effet adopté cette attitude avec un autre type de conflit : la guerre contre les barbares (nous reviendrons sur ce point dans un autre article).

Ainsi, selon nous, il paraît peu probable que Sun Tzu n’ait pu avoir entendu parler de batailles navales. Mais ce type d’affrontements ne devait sans doute pas relever pour lui de la « vraie guerre », c’est-à-dire celle menée sur terre. D’où son occultation dans son traité. Ou alors ne voyait-il dans les bateaux qu’un moyen de locomotion, ne nécessitant pas d’être évoqués car ne pouvant conduire à une manœuvre d’ensemble.

Paradoxalement, cette restriction au seul milieu terrestre rend aujourd’hui Sun Tzu universel et permet l’adaptation de ses préceptes à tous les autres domaines : maritime, aérien, mais également cyberespace[2]L’art de la guerre transcende même le milieu véritablement guerrier en étant adapté à tous les environnements assimilés à un champ de bataille comme le monde de l’entreprise, voire complètement décorellés comme la médecine[3] ou l’éducation des enfants[4] !


[1] Les véritables batailles navales n’apparaîtront que quelques siècles plus tard. La plus connue est probablement celle de la Falaise rouge (connue également sous le nom de « bataille de Jiangling ») qui eut lieu en 208 et fut racontée dans le Roman des Trois Royaumes.

[2] Cf. l’article de Kenneth Geers, Sun Tzu and Cyber War (http://www.ccdcoe.org/articles/2011/Geers_SunTzuandCyberWar.pdf) ou, déjà en 2001, l’article de Matthew K. Miller Sun Tzu and the Art of (Cyber) War: Ancient Advice for Developing an Information Security Program (http://www31.giac.org/paper/gsec/601/sun-tzu-art-cyber-war-ancient-advice-developing-information-security-program/101438).

[3] Cf. Wu Rusong, Wang Hongfu, et Huang Ying, L’art de la guerre de Sunzi et l’art de se soigner, Editions du Nouveau Monde, Pékin (Chine), 1997.

[4] Cf. Khoo Kheng-Hor, Applying Sun Tzu’s Art of War in managing your children, Pelanduk Publications, Selangor (Malaisie), 2002.

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5 réflexions sur « Sans la Marine, tout devient possible ! »

  1. La stratégie chinoise, basée sur le Dao n’a pas d’environnement d’application, laissant ainsi libre court au lecteur de définir ce dernier durant son utilisation. Cette dernière, (que ce soit les 36 stratagèmes, Le chapitre 15 du Huainan Zi ou le traité militaire de Sun Bin pour ne cité qu’eux) est plus orienté sur des axiomes d’application.

    Sun Tzu, faisant partie de l’époque des royaumes combattants n’ a pas évoqué le milieu maritime (comme l’extrême majorité des traités stratégiques chinois – j’en ai pas lu un qui en ai parlé) car ce dernier était tout simplement non utilisé, les batailles étant terrestres.

    Après d’autres types de milieux ou de stratégies ont été passés sous silence dans L’Art de la guerre, comme l’attaque des places, que l’on retrouvera dans d’autres Traités.

    • Merci beaucoup pour cette remarque, qui plus est argumentée.

      Certes la stratégie chinoise, basée sur le Dao n’a pas d’environnement d’application, mais c’est bien là tout le côté « infâme fouillis » de Sun Tzu : on peut dire qu’il n’évoque pas les affrontements maritimes ou fluviaux parce que son traité se situe au niveau stratégique et non tactique, mais on a va également trouver de-ci de-là des préceptes tactiques extrêmement terre-à-terre :
      « L’art de la guerre déconseille formellement de planter ses quartiers face à un lieu élevé ou de prendre position devant un ennemi qui s’adosse à une éminence. » (chapitre 7)
      « Si les oiseaux s’envolent, il y a embuscade, si les quadrupèdes fuient, il se prépare une offensive générale. » (chapitre 9)
      « Le feu progressant dans la direction du vent, gardez-vous d’attaquer sous le vent. » (chapitre 12 : Attaques par le feu)
      Et ainsi de suite. Evoquer les abordages maritimes n’aurait donc rien eu d’incongru.

      Quant à l’attaque des places fortes, Sun Tzu en parle bien à plusieurs endroits de son traité, et notamment au chapitre 3 :
      « On n’attaque une ville qu’en désespoir de cause. Rien que la confection des protections, machines d’approche et autres engins demande trois mois ; il faut encore trois mois pour élever les remblais de terre contre les murailles qui permettront de les investir. Si, ne pouvant contenir son impatience, le commandant en chef lance prématurément l’assaut général en envoyant ses hommes escalader les remparts tels des fourmis, il perdra un tiers de ses effectifs sans avoir enlevé la place. Telle est la plaie des guerres de siège. »
      Ce sujet des places fortes est d’ailleurs très intéressant puisqu’il constitue l’une des plus grandes différences de point de vue entre Sun Tzu et Sun Bin.

  2. Un autre argument en faveur du choix qu’aurait volontairement fait Sun Tzu de ne pas traiter ce type de conflit : Wou Tseu, l’autre grand stratège ayant écrit un traité militaire à la même époque que Sun Tzu (mais avec toutefois un petit peu moins de génie), n’évoquait pas qu’un seul type de guerre mais en envisageait cinq formes :
    – les guerres justes;
    – les guerres de puissance ;
    – les guerres de vengeance ;
    – les guerres d’agression ;
    – les guerres insurrectionnelles.
    Certes, Wou Tseu ne parlait pas de guerres navales, mais les conflits pouvaient selon lui clairement revêtir plusieurs aspects, à la différence de Sun Tzu, beaucoup plus rigide (mais du coup beaucoup plus transposable…).

  3. Le titre de cet article ne reflète pas ni son contenu ni la réalité des opérations actuelles. Or, il me semble que le but de ton site est bien de dégager l’intemporalité des préceptes de Sun Tzu…
    La guerre se gagne sur terre, parce que c’est le lieu de vie de l’homme, c’est un fait. Mais les guerres occidentales modernes se font aujourd’hui sous le sceau de la réversibilité et de l’économie des risques de pertes humaines, ce qui conduit à limiter l’empreinte au sol.
    Dans ces conditions, aucune opération d’envergure ne peut être conduite sans marine de guerre.

    • Merci beaucoup pour cette remarque.
      Je reconnais bien humblement que mon titre était légèrement racoleur…
      L’idée en était simplement que l’universalité des propos de Sun Tzu pouvait provenir de son refus de s’intéresser aux détails de la guerre, comme l’usage de telle ou telle composante.
      Mais en réalité il n’en est rien, car comme je l’ai montré dans le billet Jusqu’où interpréter Sun Tzu ?, L’art de la guerre traite parfois de détails extrêmement techniques.
      Mea culpa, je reconnais la facilité du titre…

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