Le paradoxe du travail bien fait

Une version prestige sur bambou de L’art de la guerre

L’art de la guerre fourmille de paradoxes. En voici un qui me laisse perplexe :

Le traité dont nous disposons aujourd’hui a été le fruit d’un long processus d’écriture et de retouches. Alors que Sun Tzu a formalisé sa pensée au cours du IVe siècle av. J.-C., le texte final du traité n’a été fixé que quinze siècles plus tard ! Entre temps, de nombreuses versions se sont développées, cherchant à affiner voire corriger la pensée du maître. Le texte final, fédérateur de toutes ces versions, n’est apparu qu’au XIe siècle[1]. Nous pourrions alors légitimement nous attendre à trouver un traité parfaitement poli jusque dans les moindres détails.

Or au bout du compte, le texte donne paradoxalement plus l’impression d’être un « premier jet » qu’une œuvre achevée ! A titre d’exemple, l’agencement des idées semble relever du plus grand chaos. Ainsi, bien que le traité se décompose en chapitres clairement nommés (« Les opérations », « L’armée en campagne », etc.), les préceptes regroupés se révèlent en revanche très souvent sans rapport avec le thème censé être traité.

Une fois n’est pas coutume, mais le retour sur les origines n’explique donc ici pas la qualité du produit final, bien au contraire.


[1] Sous la dynastie des Song (960-1279), il fut décidé d’établir une version « définitive » du Sun Tzu. Les lettrés chinois firent alors un important travail d’amendement et de confrontation des variantes, aboutissant à un texte se voulant être une référence.

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4 réflexions sur « Le paradoxe du travail bien fait »

    • Bonjour,
      Vous évoquez à juste titre la polémique qui existe autour de la date de naissance de Sun Tzu.
      J’ai publié il y a peu un article concernant cette mystification sur le blog L’écho du champ de bataille : http://lechoduchampdebataille.blogspot.com/2011/11/sun-tsu-pourquoi-les-chinois.html. Je tentais d’y expliquer pourquoi on trouvait couramment affirmé que Sun Tzu aurait vécu aux VIe et Ve siècles avant J.-C., ce qui est faux d’après les historiens.

      Concernant les manuscrits du Yinqueshan, il est trop réducteur de dire que cela n’a pas révolutionné le traité de Sun Tzu. Certes, celui-ci était toujours constitué de 13 chapitres (mettant d’ailleurs du coup fin à la théorie d’un traité en 82 chapitres dont une grande partie aurait été perdue), mais de nombreux passages du texte ont vu leur sens bouleversé. A titre d’exemple, le chapitre 6 contient l’idée suivante :
      « Qui emporte toutes les places qu’il attaque, investit des villes qui ne sont pas défendues. Qui tient toutes les places qu’il défend, défend des places qui ne sont pas attaquées » (traduction de Jean Lévi)
      La seconde phrase est en parallèle avec la première, et son sens est ambigu : il est en effet recommandé de chercher à surtout défendre des positions qui ne seront pas attaquées ou, autre façon de comprendre, que les places que l’on défend ne seront jamais attaquées. Mais la seconde ligne du texte découvert en 1972 dit exactement l’inverse et devient du coup plus immédiatement logique et compréhensible :
      « Pour prendre à coup sûr une position, attaquez là où l’ennemi n’a pas de défenses. Pour défendre à coup sûr une position, établissez vos défenses là où l’ennemi attaquera sûrement. » (traduction du groupe Denma)
      Le sens des propos de Sun Tzu a donc dans cet exemple radicalement changé.
      Autre exemple de modification introduite par le texte de 1972, la phrase du chapitre 4 :
      « La défense est dictée par un effectif insuffisant. L’attaque est dictée par un effectif surabondant. » (Jean Lévi)
      Cela reflète le postulat selon lequel on ne peut se permettre d’attaquer en l’absence d’un volume de forces suffisant. Mais le texte de 1972 dit l’opposé :
      « La défense est dictée par un effectif surabondant. L’attaque est dictée par un effectif insuffisant. » (groupe Denma)
      Selon cette dernière formulation, des effectifs surabondants inciteraient à rester dans une posture défensive, alors qu’avec des effectifs insuffisants il n’y aurait d’autre issue que dans la prise d’initiative. Pour le groupe Denma, cette phrase souligne « la vulnérabilité de l’attaque et le pouvoir subtil de la défense ». Ainsi, le texte de 1972 exprime une compréhension du conflit tout aussi recevable, voire plus profonde, même si opposée.
      Chaque traducteur a donc dû faire le choix de prendre ou non en compte ce sens radicalement contraire introduit par les manuscrits du Yinqueshan.

  1. Merci de ce retour.

    Pour que je comprenne bien, comment sait-on que les éléments qui seraient anachroniques si la rédaction initiale avait eu lieu lors de la période des Printemps et des Automnes sont justement de cette « mouture originale » et non postérieurs ?

    Il me semble également avoir lu quelque part des questions sur l’existence même de Sun Wu / Sun Zi (un peu à la manière d’un Homère). Qu’en est-il exactement ?

    • Merci pour ces questions qui m’obligent à préciser mes propos et font tout l’intérêt de ce blog.

      Les dates du VIe et Ve siècles avant J.-C. proviennent d’un ouvrage chinois, Les mémoires historiques, également connu sous le nom de Shiji, datant de la fin du Ier siècle av. J.-C.. Si ce texte attribuait la vie de Sun Tzu au VIe siècle av. J.-C., les historiens ont très tôt mis en doute cette datation :
      • De nombreux éléments sont anachroniques, comme l’organisation militaire décrite (généraux de carrière, troupes d’élite, etc.) ou certains équipements évoqués (arbalète, armure pour les fantassins, …).
      • De même, la stratégie basée sur la duperie qu’élabore Sun Tzu n’existait pas encore à l’époque des Printemps et des Automnes, où la guerre était ritualisée et chevaleresque.
      • Certains idéogrammes chinois du texte originel (notamment celui désignant la monnaie ou le souverain) ne sont apparus que plus tardivement.
      • La forme même du traité, un ouvrage structuré dont les idées personnelles se développent selon un schéma rationnel, n’apparaîtra qu’au cours des Royaumes combattants. Les écrits de la période des Printemps et des Automnes sont en effet plutôt des recueils d’aphorismes.
      • Enfin, aucune mention n’est faite de Sun Tzu dans le Zuo Zhuan, ouvrage pourtant de référence écrit au Ve siècle av. J.-C !
      L’art de la guerre semble donc avoir été écrit durant la période des Royaumes combattants.
      Pourquoi pas après ? A cause de l’absence de toute référence à la cavalerie, apparue en Chine en 320 av. J.-C., qui permet de conclure que L’art de guerre ne doit pas être postérieur à cette date. Ainsi, contrairement à ce qui est couramment affirmé, Sun Tzu n’aurait donc pas écrit son traité au Ve siècle av. J.-C. mais entre -400 et -320, soit au IVe siècle av. J.-C..

      Quant aux noms Sun Wu / Sun Zi, patience : mon prochain billet répondra à votre question…

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