La nécessaire lecture psychédélique de Sun Tzu

Une lecture « différente » est-elle nécessaire ?

Une lecture « différente » est-elle nécessaire ?

Dans sa forme, L’art de la guerre ne peut être perçu comme un manuel de doctrine moderne. Pour véritablement le comprendre, il est indispensable de faire l’effort d’entrer en lui, de se l’approprier, voire de s’y dissoudre. Il ne se présente pas comme un FT 02 « Tactique générale » ou un Tactique théorique de Michel Yakovleff. Il n’offre pas une structure organisée visant à exposer une doctrine de façon systématique. A l’instar des écrits de sa période, L’art de la guerre est un traité ésotérique ; il livre sa philosophie sous forme de flashes, dont le disciple est censé s’imprégner pour, petit à petit, accéder à la compréhension générale.

Cette façon de transmettre un savoir, très déroutante pour un Occidental moderne[1], est typique des textes chinois de l’époque de Sun Tzu : à l’exception de quelques textes qui furent d’ailleurs justement rejetés pour leur forme jugée « trop sèche »[2], l’imprégnation qui permettait la révélation était la forme normale d’enseignement. Nous avions déjà traité cette idée dans notre billet Des idées en désordre ?. Cette forme particulière conduit généralement à ne rien trouver de profond à une première lecture. Il n’y a qu’à faire l’expérience de lire le Tao Tö King de Lao Tseu pour ressentir cette angoisse d’être passé à côté de quelque chose ; sinon, comment tant de personnes et de philosophes parviendraient-ils à extirper une ligne de conduite claire de cette apparente bouillie poétique ?

Au final, le mode de fonctionnement de L’art de la guerre relève plus de la philosophie que de la doctrine : Sun Tzu doit se lire, se méditer, se relire, et se conserver dans un coin de sa mémoire. Certes, des préceptes clairs ponctuent son propos ; mais s’ils peuvent parfois être pris au pied de la lettre, ils ne sont qu’un constituant d’un système plus vaste. C’est notamment pourquoi la plupart de nos billets visant à traiter une facette du système suntzéen « picorent » bien souvent des préceptes à travers différents chapitres. Les thématiques que nous traitons ne sont jamais de simples paraphrases des propos de Sun Tzu, mais plutôt une compréhension de son système, déduite de notre travail d’immiscion dans le traité.

En effet, si L’art de la guerre comporte bien des préceptes compréhensibles, il ne livre pas de principes de la guerre[3]. Tout visionnaire et précurseur qu’il soit, il ne faut donc pas demander à Sun Tzu d’avoir écrit un traité de stratégie tel qu’on le ferait aujourd’hui. Ce serait faire preuve d’anachronisme que de vouloir attendre autant de ce texte que d’un traité militaire contemporain. La rédaction a eu lieu dans un autre référentiel culturel que le nôtre – la Chine – et surtout il y a près de vingt-cinq siècles.

Pour autant, un effort de lecture de L’art de la guerre permet de dégager le « système suntzéen ». Nous y découvrons un vrai système, complet, empli d’idées fortes et originales. C’est ainsi que l’on peut très facilement opposer sur bien des points sa vision avec celle de Clausewitz (cf. notre série de billets comparant les deux auteurs). La plus commune de ces oppositions est incontestablement la préconisation suntzéenne de l’approche indirecte, à mettre en vis-à-vis de la stratégie directe prônée par Clausewitz. C’est d’ailleurs à ce titre que certains militaires (comme les Marines américains) se sont revendiqués du courant suntzéen.


[1] Rares sont les auteurs occidentaux à adopter ce style. Le seul exemple ancien qui nous apparait est Montecuccoli, qui dans ses Mémoires livre des définitions sonnant étrangement comme du Sun Tzu :

« La victoire se gagne par le moyen des préparatifs, de la disposition et de l’action. Chacun de ces trois membres a ses avantages et ses désavantages, qui font les qualités naturelles ou acquises du temps, du lieu, des armes ou d’autres choses qui aident à vaincre l’ennemi ou qui y font obstacle. »

[2] Le traité se rapprochant le plus de nos standards cartésiens est probablement celui du confucianiste Xun Zi (fin du IIIe siècle av. J.-C.). Premier écrit chinois à proposer un discours construit et argumenté, son traité fut justement rejeté pour cette raison, car jugé trop en décalage avec les pratiques de l’époque. « Avec le Han Feizi (composé par un disciple de Xun Zi), le Xun Zi est le seul ouvrage connu de l’antiquité chinoise à se présenter comme un discours élaboré, construit et suivi. » (Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise, 1997, éd. du Seuil, p. 213)

[3] Concernant la notion de « principes de la guerre », rappelons que celle-ci est très contemporaine et occidentale. Hervé Coutau-Bégarie en date les prémices au XVIe siècle avec Machiavel, et la véritable consécration au XXe avec Foch. (HCB, Traité de stratégie, 7e édition, 2011, éditions Economica, pp. 307 à 310)

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