Des propos qui demeurent obscurs

Un texte présentant de nombreux écueils aux traducteurs

Un texte présentant de nombreux écueils aux traducteurs

Nous avons vu dans le billet Un traité volontairement obscur que les maximes de Sun Tzu pouvaient bien souvent se révéler particulièrement ardues à traduire en français à cause, entre autres, de l’élasticité de la langue classique chinoise. Si la plupart du temps Jean Lévi s’engage dans sa traduction et livre un texte compréhensible en prenant parti sur les amphibologies du texte original, certains propos demeurent néanmoins encore hermétiques. Le traducteur est en effet confronté au dilemme de devoir également rendre le plus fidèlement possible les propos du texte original, jusque dans ses incompréhensibilités.

Ces dernières se constatent très bien par la confrontation des glossateurs historiques, qui avaient par endroits des compréhensions totalement divergentes de certains des passages de L’art de la guerre. Prenons un exemple :

« L’analyse stratégique comprend : les superficies, les quantités, les effectifs, la balance des forces et la supériorité. Du territoire dépendent les superficies, les superficies conditionnent les quantités, les quantités les effectifs, les effectifs la balance des forces, la balance des forces la supériorité. » (chapitre 4)

Ces propos obscurs de Sun Tzu, non développés par la suite dans le traité, obligent Jean Lévi à en éclairer le sens dans une note explicative :

Chacun de ces termes est analysé par les commentateurs ; en fait, ceux-ci se répètent ou se contredisent. On peut néanmoins, dans cette cacophonie, dégager, deux interprétations. Soit il s’agit, dans un sens restrictif, de l’examen du théâtre des opérations et des différentes étapes des supputations qui conduisent à prédire l’issue de la guerre ; soit on donne un sens plus général à la comparaison, et il s’agit du calcul des atouts respectifs des deux principautés. Ti (terres) signifiant aussi bien « territoire » que « terrain », où se déroule la bataille.[1]

Jean Lévi a ainsi choisi de conserver pour ce passage l’obscurité du texte original en traduisant fidèlement le propos de Sun Tzu. Afin de livrer un contenu intelligible, certaines traductions font toutefois le choix de prendre parti pour une interprétation, et brodent alors le propos pour lui donner du sens. Par exemple, le manhua de Wang Xuanming[2] donne :

« Il y a cinq aspects à prendre en compte pour estimer une force militaire :

  • les mesures sur le champ de bataille, en termes de taille et d’accessibilité ;
  • le calcul de la capacité à la bataille, basé sur les mesures du terrain ;
  • de la capacité du champ de bataille, le nombre d’ennemis qui seront engagés peut être estimé, ainsi que le nombre de troupes à déployer ;
  • d’après le nombre d’hommes engagés, la force militaire des deux camps peut être estimée ;
  • d’après la force militaire des deux camps, l’issue de la guerre peut être prévue. »

D’autres préceptes sont encore plus délicats à percer :

« Le désordre suppose l’ordre, la lâcheté le courage, la faiblesse la force. L’ordre dépend de la répartition en corps, le courage des circonstances et la force de la position. » (chapitre 5)

Comme le commente Jean Lévi[3] :

La première phrase peut se comprendre de plusieurs façons : qu’on attire l’ennemi par un désordre simulé ; mais pour se donner l’apparence de la confusion, il faut instaurer la discipline la plus stricte. De même, si l’on veut feindre la couardise, et se tenir à l’affût de l’ennemi, on doit être sûr que règne la plus grande fermeté ; ce n’est qu’alors qu’on pourra simuler la crainte. Si l’on désire exciter la morgue de l’ennemi par le spectacle de sa propre faiblesse, il convient d’être sûr de sa force ; ce n’est qu’alors qu’on pourra user du procédé. Mais le texte chinois permettrait tout aussi bien de comprendre qu’ordre et désordre, force et faiblesse, sont le produit d’un équilibre instable et qu’ils se transforment facilement l’un dans l’autre, ou bien que l’ordre de l’un est fonction du désordre de l’autre.

La deuxième phrase peut également être comprise de deux façons : soit que quatre facteurs (environnement, organisation de l’armée, moral et position) conditionnent le courage, la force et la discipline des soldats ; soit que cette phrase explicite la première : grâce à la répartition en corps, il est possible de faire passer l’ordre pour le désordre, le courage pour de la lâcheté, et la force pour de la faiblesse. […]

Jean Lévi fournit un autre exemple avec cette maxime :

« L’expert en stratégie, cultivant le Principe et attentif aux lois, est le dispensateur de la victoire et de la défaite. » (chapitre 4)

Pour le sinologue, les mots « tao » et « fa », traduits respectivement par « Principe » et « lois », peuvent être interprétés de plusieurs façons : soit on considère qu’ils se rapportent à la science militaire, évoquée juste avant (« tao » désignant alors le facteur moral et « fa » l’organisation, à l’instar du chapitre 1), soit ils ont un sens plus général et désignent le Tao du prince, c’est-à-dire les techniques de gouvernement et la Loi, comme système des institutions qui font régner l’ordre et l’harmonie au sein du peuple…

Enfin, à quelques rares endroits, Jean Lévi conserve une formulation obscure là où d’autres traducteurs ne semblent guère avoir brodé pour être plus explicites :

« Parce qu’il a la maîtrise de la résolution, il oppose l’ordre au désordre, le calme à l’affolement. » (chapitre 7)

Si l’idée peut intuitivement être comprise, qu’est-ce exactement qu’avoir la « maîtrise de la résolution » ? D’autres traducteurs ont proposé des transcriptions plus immédiatement intelligibles :

« En bon ordre ils attendent un ennemi désordonné, et dans la sérénité un ennemi vociférant. Voici ce qui s’appelle avoir en main le facteur « esprit ». » (Samuel Griffith)

« Il faut attendre en bon ordre un ennemi en pleine confusion, et en silence un ennemi bruyant ; cela s’appelle dominer l’esprit. » (Valérie Niquet)

« Le général attend en bon ordre l’ennemi indiscipliné. Il observe dans le calme et en silence l’ennemi fougueux et bruyant. Tel est ce qu’on appelle contrôler le moral de ses troupes. » (Jean-François Phelizon)


[1] Sun Tzu, L’art de la guerre, traduit et commenté par Jean Lévi, p. 150, Hachette, 2000.

[2] Wang Xuanming, L’art de la guerre d’après Sun Tzu, traduit en anglais par Sui Yun, traduit en français par Cédric Perdereau, pp. 134-135, Editions Vents d’Ouest, 2000.

[3] Sun Tzu, L’art de la guerre, traduit et commenté par Jean Lévi, p. 169, Hachette, 2000.

Source de l’image : Flickr

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