Des niveaux tactique et stratégique

Tactique ou stratégie ?

Tactique ou stratégie ?

Afin de poursuivre la réflexion commencée dans le billet Jusqu’où interpréter Sun Tzu ?, nous allons nous intéresser à un type de détournement des propos de L’art de la guerre relativement pernicieux : celui de la confusion des niveaux tactique et stratégique.

Notons pour commencer que Sun Tzu ne formalise pas cette existence de différents niveaux de décision. Il les voyait probablement comme un continuum et non comme des catégories pouvant présenter des ruptures. Nous tâcherons cependant ici de lire son traité à travers ce prisme d’une distinction entre le niveau stratégique et le niveau tactique[1].

Certains des préceptes de L’art de la guerre sont rattachables avec certitude à un niveau :

« On n’entreprend pas une action qui ne répond pas aux intérêts du pays, on ne recourt pas aux armes sans être sûr du succès, on ne combat pas lorsqu’on n’est pas menacé. » (chapitre 12) : niveau stratégique

« Si les oiseaux s’envolent, il y a embuscade, si les quadrupèdes fuient, il se prépare une offensive générale. » (chapitre 9) : niveau tactique

D’autres, en revanche pourraient s’appliquer aux deux :

« La règle de l’art militaire veut qu’on encercle l’adversaire quand on dispose d’une supériorité de dix contre un ; qu’on l’assaille à cinq contre un ; à deux contre un, on le fractionne ; à forces égales, on doit savoir combattre ; il faut être capable de se défendre en état d’infériorité numérique et se dérober à un ennemi qui vous surclasse sur tous les plans. En un mot, qui résiste avec de faibles forces l’emporte avec de grandes. » (chapitre 3)

La question se pose : des préceptes énoncés pour un niveau donné peuvent-ils être inconsidérément réemployés dans un autre contexte ?

A priori non.

Sauf que nous n’avons trouvé aucun contre-exemple qui pourrait illustrer l’impossibilité de ce détournement systématique. Au mieux avons-nous identifié que tous les préceptes ne peuvent s’appliquer à toutes les situations. Par exemple, ceux enjoignant l’initiative se révèlent sans fondement à des niveaux ne disposant pas d’autonomie de décision. Il serait ainsi absurde d’ordonner à une compagnie d’un régiment de ligne d’Ancien Régime d’être manœuvrière comme de l’eau s’écoulant d’une montagne (chapitre 6), alors qu’elle n’a d’autre choix que l’exécution de commandements d’ordre serré. A moins de considérer que tout le modèle d’armée de cette époque était à détruire pour être reconstruit à l’image de nos armées contemporaines, où le plus petit échelon doit être capable d’autonomie…

En tout état de cause, force est de reconnaître que Sun Tzu évoque pêle-mêle des sujets qui peuvent relever de niveaux très différents. Il n’y a en effet pas dans L’art de la guerre de traitement séparé voire progressif de chacun des niveaux (par exemple des considérations stratégiques au début, qui s’approfondiraient en des considérations de plus en plus tactiques au fil de l’ouvrage). Les préceptes de tout niveau sont complètement imbriqués, pouvant se succéder sans aucune transition :

« Si elle est privée de ses fourgons, de ses vivres ou de ses réserves, une armée est menacée d’anéantissement. Qui ignore les objectifs stratégiques des autres princes ne peut conclure d’alliance, qui ignore la nature du terrain – montueux ou boisé, accidenté ou marécageux – ne pourra faire avancer ses troupes ; qui ne sait faire usage d’éclaireurs sera dans l’incapacité de profiter des avantages topographiques. La guerre a le mensonge pour fondement et le profit pour ressort. Elle exige que l’on sache se diviser et se regrouper au gré des mouvements de l’adversaire. » (chapitre 7)

Dans ce seul passage, outre le fait que sont traitées six idées complètement différentes (logistique, environnement géostratégique, terrain, duperie et manœuvre), Sun Tzu alterne sans logique ni raison les recommandations du niveau du souverain (« La guerre a le mensonge pour fondement et le profit pour ressort ») à celles pouvant relever de petits échelons (« La guerre exige que l’on sache se diviser et se regrouper au gré des mouvements de l’adversaire »). Une des difficultés de compréhension de L’art de la guerre provient ainsi de l’entrelacement des préceptes concernant le niveau stratégique et ceux concernant le niveau tactique.

De toute façon, bien que la plupart des maximes ne laissent aucun doute sur le niveau auquel elles s’adressent, il est presque toujours possible de les exporter hors de leur champ d’application. Ainsi avions-nous par exemple été tentés, dans le billet De la marche à l’ennemi, d’illustrer qu’il fallait envisager un maximum de scénarios possibles avant le combat, par cette citation du chapitre 1 :

« La victoire est certaine quand les supputations élaborées dans le temple ancestral avant l’ouverture des hostilités donnent un avantage dans la plupart des domaines ; dans le cas contraire, si on ne l’emporte que dans quelques-uns, on va au-devant d’une défaite. » (chapitre 1)

Pourtant, il s’agissait clairement là d’un détournement des propos de Sun Tzu. Cette sentence avait en en effet écrite pour traiter d’un sujet de niveau stratégique et n’avait pas vocation à être transposable à un niveau tactique. De même, avions-nous analysé dans le billet Jusqu’où interpréter Sun Tzu ? l’exemple du détournement de la maxime suivante :

« On [supplée] à la voix par le tambour et les cloches ; à l’œil par les étendards et les guidons. » (chapitre 7)

Ces détournements sont-ils condamnables ? A notre avis non : par comparaison, ce n’est pas parce que l’on cite un proverbe que l’on fait une démonstration ; il s’agit seulement d’une illustration. En fait, l’honnêteté intellectuelle voudrait seulement que l’on prévienne à chaque fois que l’on détourne un propos de Sun Tzu de son sens initial.


[1] Bien que la théorie militaire occidentale considère aujourd’hui trois niveaux (stratégique, opératif et tactique), et que d’autres ont pu être énumérés au cours de l’histoire de la polémologie (grande stratégie, stratégie de théâtre, technique, …) nous ne considèrerons pour cette étude que la distinction traditionnelle stratégique/tactique, l’introduction récente du niveau opératif n’apportant rien à notre propos.

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