Des idées en désordre ?

L'ordre se cache-t-il derrière ces caractères ?

L’ordre se cache-t-il derrière ces caractères ?

Nous avons vu dans le billet précédent que Sun Tzu livrait des idées les unes à la suite des autres, sans souci de lien logique entre elles, rendant de fait le suivi de sa pensée particulièrement ardu.

La raison de cette absence de liaisons entre les idées est que ces dernières sont assez peu ordonnées, voire souvent franchement explosées sur l’ensemble du traité. Si l’on trouve bien par endroits des successions de maximes relevant d’une idée commune qui peuvent être regroupées par les traducteurs au sein d’un même paragraphe, ce n’est pas la règle générale : la plupart du temps, comme en témoignent les billets de ce blog relatifs à l’étude du texte, les maximes de Sun Tzu doivent systématiquement être grappillées au sein de chacun des 13 chapitres, sans qu’il soit possible de prédire où.

Si certains chapitres amalgament bien des propos relevant de la même thématique (78 % du chapitre 13 sont en rapport avec le titre du chapitre : « L’espionnage »), la plupart n’y consacre, au mieux qu’une grosse part. C’est ainsi que dans le chapitre 12 « Attaques par le feu », le dernier tiers (40 % pour être précis) est sans aucun rapport ; et pour le chapitre 8 « Les neuf retournements », il n’est même pas possible de comprendre à quoi correspondent ces « neuf retournements ». Ni dans le chapitre, ni dans le reste du traité !… Quant au contenu même du chapitre, aucun thème directeur ne paraît s’en dégager, tant les idées sautent du coq à l’âne !

Une façon de voir cet apparent chaos serait de faire l’analogie avec les recueils de nouvelles qui, bien souvent, prennent le titre de l’une d’entre elles. Ainsi, en tirant les cheveux, les chapitres du traité de Sun Tzu ne seraient que des recueils de préceptes dont seul l’un d’entre eux donnerait le titre…

Bien que le premier chapitre traite de propos majoritairement adressés au souverain et ait donc une logique à figurer en tête, les autres s’enchaînent sans cohérence et pourraient fort bien être agencés totalement différemment. Notons toutefois qu’un auteur militaire chinois du IXe siècle, Li Ts’iuan, commentateur historique de L’art de la guerre, tente de justifier l’ordre « logique » selon lequel serait composé le traité :

Chapitre 1 (Des plans) : Dans la guerre, les plans sont au-dessus de tout […] C’est pourquoi le chapitre sur les plans a été placé en tête.

Chapitre 2 (Des combats) : D’abord, il faut arrêter les plans puis préparer l’attirail du combat, c’est pourquoi le chapitre sur les opérations militaires vient en deuxième après celui sur les plans.

Chapitre 3 (De l’offensive) : Les opérations militaires consistent à rassembler et déployer les troupes, l’encerclement d’une ville constitue une offensive, c’est pourquoi ce chapitre vient après celui qui concerne les opérations militaires.

Etc.[1]

Ce chaos soutient la thèse affirmant que L’art de la guerre n’a pas été écrit d’un bloc par un auteur unique. Selon les spécialistes chinois, le premier chapitre, adressé au souverain plutôt qu’au général, aurait ainsi probablement été ajouté le dernier, en au moins deux étapes identifiables. Les textes les plus anciens pourraient être ceux qui constituent les chapitres 8 à 11, car se caractérisant par des topologies et des listes de terrains, et non, comme dans les chapitres précédents, par des passages conceptuellement sophistiqués. Toutefois, les contenus de tous les chapitres sont si profondément mélangés qu’il est impossible de distinguer clairement les strates successives.

Face à l’apparent fouillis que constitue L’art de la guerre, il est dès lors extrêmement tentant de vouloir ré-agencer tous les propos en vue d’obtenir un ensemble plus cohérent. Il arrive qu’un traducteur ait des velléités de remettre certains passages à leur place. Ainsi Samuel Griffith précise-t-il par exemple dans sa note 1 du chapitre 11 :

La disposition primitive de ce chapitre laisse beaucoup à désirer. Un grand nombre de versets ne se trouvent pas dans le contexte approprié. D’autres se répètent ; ce sont peut-être des commentaires qui se sont glissés dans le texte. J’ai changé de places certains versets et éliminé ceux qui semblent avoir été ajoutés.

Mais il ne s’agit là que de remaniements ponctuels. Une personne, en France, s’est livrée à l’exercice de la réorganisation complète : le lieutenant-colonel Cholet qui, en 1922, publia L’art militaire dans l’Antiquité chinoise :

Pour remédier au désordre [des propos], il était indispensable de détacher les maximes choisies de leur contexte et de les regrouper ensuite dans un cadre qui puisse les mettre en relief. [2]

Le travail d’E. Cholet ne se limitait toutefois pas au seul traité de Sun Tzu, mais à l’ensemble des textes traduits par le père Amiot en 1772 dans son Art militaire des Chinois. Le lieutenant-colonel Cholet livrait ainsi une réorganisation complète de ce recueil, selon des rubriques traitant chacune d’un grand thème militaire.

Il s’avère dès lors absurde de vouloir résumer L’art de la guerre de façon linéaire, chapitre après chapitre. Son chaos nécessite une analyse transverse, nécessitant de picorer – avec honnêteté – les maximes en fonction des grands thèmes que l’on aura identifiés.

Si cette structure totalement décousue, rendant quasi impossible sa compréhension par une simple lecture linéaire, heurte aujourd’hui le cartésianisme occidental, elle correspond toutefois pleinement au « style littéraire » chinois de l’époque. L’enseignement de Sun Tzu est en effet ici transmis plutôt par imprégnation, en livrant des applications de son système et non des principes généraux ordonnés. L’art de la guerre ne déroule pas une démonstration logique comme le fera bien plus tard Clausewitz. Le traité ne livre pas de principes de la guerre, mais livre plutôt des idées, presque des « flashs », que le lecteur devra s’approprier pour comprendre la pensée générale. Il y a ainsi quasiment un côté psychédélique, halluciné, dans l’écriture de L’art de la guerre. Nul doute que le stratège chinois avait véritablement un système cohérent en tête. Quand bien même ce système serait « Chaque bataille est différente, on ne peut donc livrer de précepte intemporel ». Mais il est quasi-impossible d’obtenir une idée claire de ce système à la simple lecture du traité : Sun Tzu n’utilisait pas la logique cartésienne consistant à structurer sa pensée selon un déroulement logique, à exposer son plan, à démontrer, expliquer et illustrer ses affirmations, bref à présenter un propos comme nous le ferions aujourd’hui.

L’art de la guerre n’est donc définitivement pas un traité militaire contemporain, dont l’accès serait rendu facile par un propos structuré et une relative cohérence interne. Tout visionnaire et précurseur qu’il soit, il ne faut pas demander à Sun Tzu d’avoir livré un traité de stratégie tel qu’on le rédigerait aujourd’hui ! Il convient de rappeler par exemple que la notion de principes de la guerre est très contemporaine et occidentale : Hervé Coutau-Bégarie en date les prémices au XVIe siècle avec Machiavel, et la véritable consécration au XXe avec Foch[3].

Vu de façon anachronique, nous pouvons donc cuistrement en conclure que L’art de la guerre n’est qu’une adaptation très mal écrite du système suntzéen…


[1] Traduction de Valérie Niquet. Les autres traducteurs, dont Jean Lévi, ne rendent pas cette justification.

[2] E. Cholet, L’art militaire dans l’Antiquité chinoise, p. 29, Editions Charles-Lavauzelle & Cie, 1922. Disponible auprès l’Université de Toronto : http://www.archive.org/details/lartmilitairedan00choluoft

[3] Hervé Coutau-Bégarie, Traité de stratégie, 7e édition, 2011, éditions Economica, pp. 307 à 310.

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Une réflexion sur « Des idées en désordre ? »

  1. Parfois, il peut se produire qu’un propos soit tellement pensé, tellement travaillé par son auteur, que la restitution littéraire en paraisse en effet étrange à première vue. Sun Tzu a écrit un traité qui condense toute son expérience, ou plutôt sa sagesse stratégique. Ce savoir ne se laisse pas appréhender par une seule lecture ; c’est la lecture de toute une vie. Les commentaires que d’excellents esprits ont laissés à propos de son livre nous aident dans cette lecture complexe, sans cesse à réinventer. (C’est pourquoi, j’en profite pour le dire, votre site est vraiment indispensable.)

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