Des forces régulières et extraordinaires

Un usage judicieux des forces est indispensable

La bataille se gagne grâce à l’emploi de forces extraordinaires

Les forces « régulières » (« zheng » en chinois, 正, prononcez « djung ») et les forces « extraordinaires » (« qi », 奇, prononcez « tchi ») sont un aspect essentiel du système suntzéen. Elles sont traitées dans le chapitre 5 :

« En règle générale, on use des moyens réguliers au moment de l’engagement ; on recourt aux moyens extraordinaires pour emporter la victoire. » (chapitre 5)

Si la compréhension la plus immédiate et naturelle assigne les forces régulières au combat « conventionnel » et les forces extraordinaires aux combats de guérilla (c’est par exemple la lecture qu’en avait le stratège chinois contemporain Liu Bocheng[1]), nous pouvons observer que Sun Tzu se refuse à définir et donc à figer les fonctions de ces deux types de forces. Peut-être parce que cela est évident pour lui, mais peut-être également parce qu’elles peuvent en réalité très bien se transformer l’une en l’autre : c’est par sa fonction et non par sa nature qu’une force serait alors considérée comme normale ou extraordinaire :

« Bien qu’il n’y ait que cinq notes, cinq couleurs et cinq saveurs fondamentales, ni l’ouïe, ni l’œil, ni le palais ne peuvent en épuiser les infinies combinaisons. De même, bien que le dispositif stratégique se résume aux deux forces, régulières et extraordinaires, elles engendrent des combinaisons si variées que l’esprit humain est incapable de les embrasser toutes. Elles se produisent l’une l’autre pour former un anneau qui n’a ni fin ni commencement. Qui donc pourrait en faire le tour ? » (chapitre 5)

Cette versatilité est clairement défendue par le sinologue Jean Lévi : « Les procédures qi et zheng, irrégulières et régulières, ne peuvent elles-mêmes exister que dans la mesure où elles se réfèrent aux moyens réguliers et irréguliers de l’ennemi. Normalité et anormalité, habituel et inhabituel ne sont jamais statiques, figés ; ils se définissent au contraire dans la relation dynamique à ce que l’autre pense de moi –ou, mieux, de ce que je l’incite à penser de mes modalités opératoires. Quand l’attaque de front est la norme, une attaque par les flancs devient insolite ; lorsque l’attaque par les flancs est la norme, l’attaque frontale devient insolite. Il s’agit toujours de prévoir un coup d’avance, de deviner ce qu’il devine de vos propres plans, afin de retourner ses supputations contre lui. De là découle encore cette autre technique, appelée de façon un peu ésotérique « détruire l’ennemi dans ses plans », qui marque d’ailleurs plus un changement d’optique que de procédure. »[2]

Ainsi, la conceptualisation de cette notion de forces régulières et extraordinaires est une injonction au non-déterminisme des troupes : le général doit acquérir (par l’entraînement) la possibilité de reconfigurer son armée au gré du besoin ; ses troupes doivent être capables d’effectuer des raids ou de se livrer à du combat de guérilla.

A noter que les forces extraordinaires ne sont pas cantonnées à un usage offensif :

« L’usage, judicieux des forces régulières et extraordinaires permet aux combattants d’une armée de supporter le choc adverse sans se débander.» (chapitre 5)

Une parfaite application réside par exemple dans le détournement de l’attention de l’adversaire lorsque ce dernier nous attaque :

« Si on me demande : « Que doit-on faire au cas où l’ennemi fond sur vous avec des troupes nombreuses et en bon ordre ? » je répondrai « Il suffit d’attaquer ce à quoi il tient, pour qu’il vous mange dans la main. » (chapitre 11)

(cf. à ce sujet notre précédent billet Du rapport de forces)

En tout état de cause, Sun Tzu est convaincu de la nécessité de compréhension de ces notions de forces régulières et forces extraordinaires :

« Qui sait user des moyens extraordinaires est infini comme le Ciel et la Terre, inépuisable comme l’eau des grands fleuves. » (chapitre 5)


[1] Le maréchal Liu Bocheng a participé aux côtés de Mao Zedong aux opérations contre l’armée d’occupation japonaise ainsi qu’à la guerre civile contre les forces du gouvernement nationaliste. Président de l’Académie Militaire de Chine dans les années 1950, il est à l’instigateur du retour en grâce de Sun Tzu en imposant L’art de la guerre comme manuel d’enseignement des futurs officiers.

[2] Jean Lévi, Sunzi, Han Fei et la pensée stratégique chinoise, in Réflexions chinoises, 2011.

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