De la multiplicité d’objectifs

Quel sera notre objectif ?

Une notion très intéressante introduite par Sun Tzu est celle de la multiplicité des objectifs potentiels :

« S’il ne sait où je vais porter l’offensive, l’ennemi est obligé de se défendre sur tous les fronts. Alors qu’il a éparpillé ses forces en de multiples points, je concentre les miennes sur quelques-uns, de sorte que je ne rencontre jamais que de faibles troupes. » (chapitre 6)

L’idée exprimée ici est que pour atteindre un objectif donné, il faut en avoir plusieurs. Car, comme l’a fait observer B. H. Liddell Hart :

« Le véritable objet de la stratégie consiste à entamer les possibilités de résistance de l’ennemi. D’où cet axiome : afin de conquérir un objectif bien précis, il faut se fixer plusieurs objectifs de rechange. Une attaque visant un point ne doit le menacer qu’en étant capable de diverger sur un autre. Ainsi, grâce à cette souplesse dans le choix du but, le stratège peut atténuer le caractère aléatoire de l’action de guerre. » [1]

Sun Tzu ne se fixe pas a priori d’objectif car considère que la victoire résultera d’une opportunité.

Cette notion n’a rien de désuet, comme l’ont prouvé les Soviétiques qui l’avaient érigé en principe d’action[2]. On pourrait qualifier cette méthode de « mode d’action (MA) retardé ». C’est exactement ce que préconise Sun Tzu :

« Combinez vos plans en fonction des mouvements de l’ennemi et décidez alors du lieu et du moment de la bataille décisive. » (chapitre 11)

L’idée de laisser l’ennemi dans l’incertitude a très souvent été présente chez les grands chefs militaires, sans qu’ils y mettent chaque fois un nom et encore moins qu’ils le gravent formellement dans leur doctrine comme cela a été le cas chez les Soviétiques. Ainsi le général Sherman[3] prétendait qu’il « visait toujours à mettre l’ennemi sur les pointes d’un dilemme »[4]. De même, Eisenhower aurait dit :

« Il ne faut jamais permettre à l’ennemi de savoir ce que l’on fera, mais il est plus important encore de ne jamais lui laisser deviner ce que l’on ne fera pas. »[5]

Auparavant, Napoléon aimait à répéter que, depuis son plus jeune âge, il s’était efforcé de « faire son thème de deux façons ». Encore avant lui, Bourcet écrivait que tout plan de campagne devait avoir plusieurs branches et être si soigneusement établi que l’une ou l’autre de ses alternatives réussisse[6].

Nous le voyons : l’idée a très souvent été présente au cours de l’Histoire, même si l’armée française ne la retient pas aujourd’hui. Chez Sun Tzu, cette idée est fondamentale. Tout L’art de la guerre analyse en effet l’action tactique en termes d’opportunités. Une des caractéristiques de Sun Tzu, par rapport à la plupart des théoriciens de la guerre qui souhaiteraient faire de cette dernière une science plutôt qu’un art, est que la manœuvre amie est relativement imprévisible puisqu’elle est essentiellement une réaction :

« L’invincibilité dépend de soi, la vulnérabilité de l’autre. En effet, si un habile guerrier peut forger son invincibilité, la vulnérabilité de l’ennemi est indépendante de sa volonté. » (chapitre 4)

« Les grands capitaines des temps jadis […] savaient entreprendre une action sitôt qu’elle était opportune et y renoncer dès lors qu’elle ne présentait pas d’avantage. » (chapitre 11)

Pour parvenir à cet état de réactivité, Sun Tzu parsème son traité de recommandations visant à envisager tous les cas possibles, telles :

« S’il se concentre, défendez-vous ; s’il est fort, évitez-le. » (chapitre 1)

Une nouvelle fois, par cette notion clairement établie de multiplicité d’objectifs, Sun Tzu nous démontre toute l’originalité de son système et surtout la pertinence que ses préceptes peuvent encore conserver 2500 après leur rédaction.


[1] B. H. Liddell Hart, Histoire mondiale de la stratégie, Plon, 1962, p. 248.

[2] La doctrine soviétique prévoyait en effet de ne pas s’en remettre à un unique mode d’action (MA) choisi par le chef avant l’action et qui aurait fait l’objet d’une planification précise, mais à trois ou quatre, dont un serait choisi en cours d’action. Durant le processus de planification, les unités recevaient toutes les informations nécessaires (mission générale, structures, intention du chef, description rapide des MA envisagés, rôle succinct de chacun dans le cadre de chaque MA et points clés qui permettraient de différencier les MA, etc.). Les MA étaient choisis de manière à avoir un tronc commun initial et certains pouvaient être répétés avant le début de l’action. Le choix s’effectuait ensuite en fonction de l’attitude de l’ennemi. Celle-ci était d’abord déterminée par les moyens de renseignement disponibles puis influencée par l’action de la compagnie d’avant-garde, très renforcée, qui exploitait les opportunités décelées par les éléments de reconnaissance ou qui avaient été créées par les éléments infiltrés. Le choix définitif du MA s’effectuait à ce moment-là et consistait généralement, là aussi, à exploiter une opportunité créée par les éléments de tête. Ce système privilégiait considérablement la vitesse et l’opportunisme sur la coordination, qui se faisait suivant des procédures automatiques ou suivant des arrangements rapides entre personnes qui se connaissaient bien.

Références : David Haines, The military decision-making process: applying the OPFOR’s approach, in Armor, mai-juin 2002, pp. 30 à 34 (cité par Michel Goya, Des électrons et des hommes, Cahier de la recherche doctrinale, 2005, p. 40).

[3] W.C. Sherman (1820-1891), général américain, commandant en chef des armées de l’Union en 1966.

[4] Cité par Jean-François Phélizon dans Relire L’art de la guerre de Sun Tzu, éditions Economica, 2008, p. 18.

[5] R. Nixon, La vraie guerre, A. Michel, 1980, p. 282.

[6] Cité par Jean-François Phélizon, ibidem.

Source de l’image : Dessin de l’auteur

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