La version la plus diffusée de L’art de la guerre n’est pas celle que l’on croit

Le fautif : le texte publié par L’impensé radical, dans sa version de 1978

Le fautif : le texte publié par L’impensé radical, dans sa version de 1978

Nous avions vu que les traductions de L’art de la guerre se revendiquant du père Amiot peuvent en réalité correspondre à quatre textes différents. Le plus diffusé d’entre eux est celui de L’impensé radical : il représente plus de 95 % de ces traductions dites « du père Amiot », ainsi que la quasi-totalité des versions numériques – à commencer par celle de Wikimédia – et les deux versions audio disponibles à ce jour.

Dès le début, les personnes à l’origine de ce texte se montrèrent relativement discrètes, nous amenant à désigner le travail réalisé par le simple nom de la maison d’édition : « L’impensé radical ». La page de garde de la version parue en 1971 indiquait en effet seulement « Edition préparée par Monique Beuzit, Roberto Cacérès, Paul Maman, Luc Thanassecos et Tran Ngoc An ». Aucune autre mention de ces « auteurs » n’était faite par la suite (à l’exception de Tran Ngoc An, cité pour avoir « collationné à Tokyo les éditions japonaises de L’art de la guerre »). Nous ne disposons d’aucun renseignement concernant ces protagonistes – excepté Luc Thanassecos, qui devrait faire l’objet du prochain billet. Ils étaient peut-être étudiants rue d’Ulm à ce moment-là, mais nos recherches sommaires ne nous ont pas permis d’en retrouver la trace. Nous serions au passage très reconnaissants à qui pourra nous mettre sur la piste d’une de ces personnes (qui ne doivent plus être très jeunes : cela fait maintenant 45 ans que l’ouvrage est sorti…).

Si la mention de ces « auteurs » était déjà relativement discrète en 1971, elle disparut totalement de l’édition de 1978 ! Le nom même du père Amiot se trouva relégué au seul emplacement des mentions de copyright. Les raisons de cette éclipse, pour le moins cavalière, nous sont inconnues.

Ce texte de copyright était d’ailleurs relativement flou sur l’importance des modifications apportées au texte du jésuite :

« Edition refondue et augmentée tirée de la version établie en 1772 par le Père de la Compagnie de Jésus J.-J.-M. AMIOT (1718-1794) ».

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La version de Lucien Nachin n’est pas celle du père Amiot

Page de garde de la version originelle de 1948

Un texte que l’on trouve aujourd’hui estampillé « traduit par le père Amiot » mais qui ne l’était pourtant pas lors de sa sortie en 1948

En 1948 paraissait un ouvrage intitulé Sun Tse et les anciens Chinois. La page de garde indiquait « présentés et annotés par Lucien Nachin » et, en dehors de l’introduction, nulle mention n’était faite du père Amiot. Et pour cause : le texte présenté ici était fort différent de celui paru en 1772.

Nous avions précédemment constaté que la version de Lucien Nachin était 20 % moins longue que l’original du père Amiot (19 190 mots contre 24 969). La raison en est que l’ancien militaire élaguait ce qu’il jugeait inutile ou redondant. Le chapitre 11 s’achève par exemple ainsi :

Père Amiot : « Avant que la campagne soit commencée, soyez comme une jeune fille qui ne sort pas de la maison ; elle s’occupe des affaires du ménage, elle a soin de tout préparer, elle voit tout, elle entend tout, elle fait tout, elle ne se mêle d’aucune affaire en apparence. La campagne une fois commencée, vous devez avoir la promptitude d’un lièvre qui, se trouvant poursuivi par des chasseurs, tâcherait, par mille détours, de trouver enfin son gîte, pour s’y réfugier en sureté. »

Lucien Nachin : « Quand la campagne n’est pas commencée, soyez comme une jeune fille dans sa maison. Quand la campagne est entamée, ayez du lièvre la promptitude et l’ennemi ne pourra tenir devant vous. »

Au-delà de cette compression, Lucien Nachin a surtout reformulé une grande partie du texte de 1772 :

« Certaines expressions, en vieillissant, ont perdu de leur vigueur ; d’autres sont devenues désuètes ; pour la clarté, quelques-unes doivent céder la place à des termes plus modernes et dont le sens est admis par tous. » (Introduction de Lucien Nachin à l’édition de 1948)

La « modernisation » est loin d’être anodine pour le texte. Comparons, à titre d’exemple, la fin du chapitre 1 pour les deux versions : Continuer la lecture

« Traduction du père Amiot » : de quoi parle-t-on ?

Pierre tombale du père Amiot, en Chine. 200 ans après sa mort, le jésuite publiait toujours de nouveaux textes…

Pierre tombale du père Amiot, en Chine. 200 ans après sa mort, le jésuite publiait toujours de nouveaux textes…

L’intégralité des versions de L’art de la guerre disponibles gratuitement, et une bonne partie des payantes, affirment être des traductions du père Amiot. Ce n’est pourtant le cas que d’un très petit nombre d’entre elles, toutes les autres étant des textes produits à partir de la version de 1772, mais s’en éloignant au final suffisamment pour que l’on ne puisse plus considérer qu’il s’agisse du même texte. Trois voire quatre textes différents se réclament ainsi « du père Amiot ».

Le premier est l’original. Continuer la lecture

A qui s’adresse L’art de la guerre ?

Quel destin possible à celui qui maitriserait L'art de la guerre ?

Quel destin possible à celui qui maitriserait L’art de la guerre ?

Il existe deux façons de lire L’art de la guerre :

Soit en tant que miroir des princes : il faut dans ce cas y chercher le portrait du général idéal que devra sélectionner le souverain afin de diriger ses armées. L’art de la guerre décrit ce qu’est le génie militaire et l’idéal dont devra s’approcher l’élu.

Soit comme guide du général. « Guide », pas « manuel » : Sun Tzu ne livre pas toujours les explications qui seraient nécessaires pour mettre en œuvre ses préceptes ; il ne précise par exemple pas comment faire atteindre à ses troupes le niveau suprême d’entraînement qui leur permettra de « ne plus avoir de forme ». La question, occultée, n’a pourtant rien d’anodine. En outre, même si Sun Tzu apparait très injonctif dans ses recommandations (« il faut », « le général doit », etc.), l’important pour la victoire est de mettre en œuvre plus de procédés que l’adversaire :

« Pris en compte dans les calculs, les cinq facteurs permettent une évaluation exacte du rapport de forces. Il suffit pour cela de se demander : Qui a les meilleures institutions ? Qui a le meilleur général ? Qui a les conditions climatiques et géographiques les plus favorables ? Qui a la meilleure discipline ? Qui a l’armée la plus puissante et les soldats les mieux aguerris ? Qui possède le système de récompenses et de châtiments le plus efficace ? La réponse à ces questions permet de déterminer à coup sûr le camp qui détient la victoire. » (chapitre 1)

Et :

« Qui additionne de nombreux atouts sera victorieux, qui en a peu sera vaincu. » (chapitre 1)

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Peut-on se fier aux commentateurs historiques ?

Une version de L'art de la guerre avec commentaires

Une version de L’art de la guerre avec commentaires

Nonobstant le besoin d’élever la lecture de L’art de la guerre pour en percevoir la substantifique moelle, certains propos de Sun Tzu peuvent se révéler en eux-mêmes obscurs. D’où l’apport appréciable des commentaires juxtalinéaires qui permettent d’éclairer telle ou telle formulation sibylline.

Comme nous l’avons récemment vu, les 2000 ans d’immobilisme de la pensée stratégique chinoise ont conduit à générer une quantité colossale de ces exégèses et commentaires. Celles réputées les plus pertinentes nous sont parvenues et quelques extraits en figurent dans les traductions françaises réalisées par Jean Lévi, Samuel Griffith (traduit de l’anglais) et Valérie Niquet).

La sélection opérée par les traducteurs est drastique, à raison : bien souvent, les commentateurs ne font qu’expliciter, illustrer ou développer les propos de Sun Tzu. A titre d’exemple, en commentaire de la maxime « En règle générale, le premier arrivé est dispos, il a tout loisir de recevoir l’ennemi » (chapitre 6), Cao Cao note : « Ainsi, il aura plus de forces »… Pire, sur la maxime « Si on me demande : « Que doit-on faire au cas où l’ennemi fond sur vous avec des troupes nombreuses et en bon ordre ? » » (chapitre 11) le commentaire de Cao Cao est : « Il s’agit d’une question »… Samuel Griffith s’en amuse d’ailleurs : « Le fait que cette série de versets soit rédigée en termes élémentaires n’arrête pas les commentateurs, qui se complaisent à les expliquer longuement, l’un après l’autre. »[1]

Une des raisons au fait que beaucoup de « commentaires » s’avèrent être de la pure recopie du propos originel pourrait être que le texte commenté par les exégètes historiques étant en chinois classique, cette langue était beaucoup moins précise que ce que l’est aujourd’hui le chinois moderne, les idéogrammes utilisés pouvant être sujets à de multiples interprétations. D’où la nécessité pour les commentateurs de préciser leur sens. Mais comme en français le mot retenu pour la traduction est directement le bon, sans ambigüité possible, le commentaire historique apparaît redondant avec le propos originel et devient dès lors inutile.

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